Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soir de la « première » de Chatterton. On se rappelle le cri de reproche amical qu’Alfred de Vigny lui adressa, neuf jours après cette triomphante soirée : « Mon ami, où étiez-vous ? Quand Auguste Barbier, Berlioz, Antoni et tous mes bons et fidèles amis me serraient la poitrine en pleurant, où étiez-vous ? Mon premier mot à Barbier a été : Si Brizeux était ici ! » À ce moment, l’auteur de Marie préparait la deuxième édition, assez amplifiée et un peu plus assaisonnée à la bretonne, de son petit « roman » en vers ; mais il lisait, avec une émotion singulière, le grand roman en prose de l’auteur de Joseph Delorme et des Consolations : « Quels livres sont les vôtres, mon cher Sainte-Beuve ! » écrivait-il, encore transporté, « Volupté a été plus forte que l’unité paisible de cette terre qui déjà me dominait, et j’ai retrouvé en moi bien des choses qui allaient s’effacer. » On ne peut guère s’y tromper : Paris va le reprendre.

Le même mystique attendri qui, le 15 juin 1835, visitant le Mont Saint-Michel, s’agenouille devant l’autel et, par l’intermédiaire de l’archange, ne demande au ciel que de le laisser achever, au pays, le poème entrepris pour « la gloire de Dieu » et pour l’honneur de la terre natale, reparaît dans la capitale dès 1836, et, satisfait d’avoir trouvé chez son compatriote Le Gonidec, déraciné aussi, un groupe d’érudits bretons résolus à tous les efforts pour provoquer la renaissance de leur langue, il se met de nouveau aux gages des libraires. Laissant son poème en oubli, il réimprime, une troisième fois, Marie, prépare le recueil intitulé les Ternaires, publie sa traduction de Dante, et c’est seulement en septembre 1842 qu’il se retrouvera dans le bourg de Scaër, assis devant le bol de cidre de l’auberge des Rodallec.

De septembre 1842 à janvier 1844, il reste là, composant, pour les rustres de son pays, des poésies écrites en breton, sujets traditionnels à lire ou couplets à chanter, « le Barzonek ou Kanaouen qui répond à l’ode, le Gwerz ou chant historique, et le Son ou chant d’amour, de danse, de satire[1]. » De ce travail sort le recueil Telen Arvor, la Harpe d’Armorique.

Après cette orgie de vocables barbares, le barde est, une fois de plus, tourmenté du désir de se débarbouiller les lèvres et l’esprit avec le parler aux sonores douceurs : il lui faut, à tout

  1. La Harpe d’Armorique, note, p. 338 de l’édition citée.