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héritier de l’Empire. Quatre ans plus tard, en 54, son élève devint empereur. Une année encore, et, Agrippine étant écartée de la cour, il se trouva pour sept ans le véritable inspirateur de la politique gouvernementale. Tels sont les différens échelons de son avènement au pouvoir. Qu’était-il à cette époque ? et que passait-il pour être ? comment son arrivée aux affaires put-elle être jugée par ses contemporains ? et quelles idées, quelles aspirations, quelles habitudes apportait-il avec lui en se mettant à l’œuvre ? C’est ce qu’il faut d’abord préciser si l’on veut comprendre sa politique ultérieure.

Pour cela défions-nous de l’erreur de perspective où pourraient nous engager nos conceptions modernes. Quand nous nous rappelons que, la veille encore, le futur maître du prince héritier était interné dans un lieu de déportation et dépouillé de la moitié de ses biens, quand nous songeons aussi qu’il était « philosophe, » philosophe stoïcien, d’une secte qu’on a souvent regardée comme faisant aux empereurs une opposition irréconciliable, nous sommes portés à creuser un abîme entre les deux situations de Sénèque, et à considérer le passage de l’une à l’autre comme un des jeux les plus extraordinaires de la fortune. Volontiers nous verrions dans Sénèque un exemple de révolutionnaire appelé au gouvernement, non pas après des transitions multiples (ceci serait assez banal), mais tout d’un coup, du jour au lendemain, par un caprice stupéfiant de la politique et du hasard. Il n’est pourtant pas probable que l’opinion publique en ait été aussi étonnée que nous nous le figurons. La nature du pouvoir impérial n’étant pas très nettement définie, il n’y avait de ligne de conduite une et continue ni dans le gouvernement, ni, par contre-coup, dans l’opposition : le disgracié d’hier pouvait aisément devenir le favori d’aujourd’hui ; l’arbitraire et la chance avaient beau jeu, en l’absence de programmes fixes et de partis organisés. Les rappels d’exilés étaient devenus chose courante, autant que les exils eux-mêmes. Chaque nouveau règne, — comme de nos jours chaque nouveau ministère, — offrait une amnistie en don de joyeux avènement : les premières années de Caligula, plus tard celles de Claude furent marquées par le retour des proscrits, la mise en liberté des prisonniers, la disgrâce des délateurs naguère tout-puissans, une sorte de renouvellement du personnel gouvernemental. Agrippine, en agissant de même pour signaler sa prise de possession du pouvoir