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semblent être plutôt des lieux communs d’école que des confidences personnelles. En réalité, il n’y a pas lieu de supposer que Sénèque ait boudé contre les sourires de la fortune. Il avait sollicité son rappel de Claude et de Polybe : pourquoi ne l’aurait-il pas accepté d’Agrippine et de Pallas ? Avec la mobilité de caractère que nous avons observée en lui, la perspective de remplir de grandes charges dut bien vite lui faire oublier les dégoûts contractés en exil : il avait jadis désiré jouer un grand rôle ; cette ardeur d’agir, momentanément assoupie, ne dut pas être longue à se rallumer dans une âme toujours inflammable. Quant à l’offre qu’on lui fit de diriger l’éducation de Néron, elle n’avait rien que de très séduisant. On prévoyait dès lors que ce jeune prince serait tôt ou tard le successeur de Claude, qu’un jour tout dépendrait de lui, de sa conduite, de son caractère, c’est-à-dire, en dernière analyse, des conseils qu’il aurait reçus pendant son adolescence : quelle gloire plus éclatante, — mais surtout quel devoir plus pressant, pour un philosophe comme Sénèque, — que de former selon les vrais principes l’homme qui devait gouverner l’univers ?

Il est donc probable qu’il se mit à l’œuvre avec empressement, avec l’entrain joyeux de quelqu’un qui, parvenu au milieu du chemin, s’aperçoit que la vie, par une belle revanche, lui offre encore l’occasion de faire quelques-unes des grandes choses qu’il a rêvées. Pendant cinq ans, il n’eut pas à agir d’une manière directe, mais à laisser agir Agrippine. C’est elle seule, avec son intime confident Pallas, qui fit tomber l’un après l’autre tous les obstacles qui séparaient son fils du pouvoir. L’adoption et le mariage de Néron, l’évincement de Britannicus, la mort de Claude, tous ces moyens rusés ou violens de parvenir à son but, furent son œuvre propre, et Sénèque n’en fut peut-être pas informé avant que les faits fussent accomplis. Elle lui demanda seulement de former l’esprit et le caractère du futur empereur.

Nous ne savons pas au juste comment Sénèque s’acquitta de cette tâche. Autant que nous pouvons en juger, il paraît y avoir apporté cette qualité que nous signalions tout à l’heure, une très souple facilité d’adaptation, un sens précis du réel et du possible. Il ne chercha pas à enrôler son impérial élève dans les rangs des stoïciens de profession. Il est vrai qu’on ne le lui eût peut-être pas permis, mais il n’eut pas non plus l’idée de