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doute pas entendu), mais la griserie de la popularité. Après tout, jouer au bon prince valait encore mieux que de jouer au tyran ! Sénèque en jugea ainsi ; d’une vanité puérile et sotte, il essaya, semble-t-il, d’extraire un sentiment plus noble de légitime orgueil, afin de s’en faire un appui pour combattre les réveils, toujours à craindre, de la férocité native.

Autant et plus que la gloire, Néron aimait le plaisir. Sénèque dut tâcher de lui donner un peu de goût pour les études sérieuses, pour l’éloquence notamment, qui, dans les idées d’alors, était aussi nécessaire à un prince qu’à un particulier. Mais très vite il reconnut qu’on ne pouvait obtenir de lui aucune application. Il se résigna dès lors à le laisser s’amuser : seulement, il se demanda si l’on ne pourrait pas faire un choix judicieux parmi ses amusemens. Néron n’était pas dépourvu d’un certain sentiment du beau : il cultivait volontiers la poésie, la musique, la peinture, la sculpture. C’étaient là des divertissemens bien frivoles selon l’opinion du temps, plus relevés cependant que les plaisirs grossiers auxquels le prince n’avait pas moins de penchant. Sénèque dut se résigner à encourager l’ardeur de son élève pour ces distractions inoffensives, dans l’espoir, — d’ailleurs vain, — qu’elles lui suffiraient.

Une certaine gloriole de bienfaisance et un certain goût pour les arts, voilà toutes les qualités qu’il parvint à inculquer à Néron. C’était peu pour bien remplir le métier d’empereur. Sénèque le comprit. Il renonça à l’espoir que Néron gouvernerait un jour par lui-même, et se rabattit sur celui de gouverner sous son nom.

Ce ne fut pas, vraisemblablement, par ambition personnelle qu’il s’appliqua à conserver sur lui une influence qui lui coûta du reste plus d’une concession. Il aurait préféré former un souverain capable d’initiative. N’y ayant pu réussir, il se résigna, comme à un pis aller, à assumer la responsabilité, occulte, mais réelle, de la direction des affaires, pendant que l’empereur aurait les apparences décoratives du pouvoir. Telle fut sa ligne de conduite après l’avènement de Néron. C’est dans cette intention qu’il laissa éliminer de la cour Narcisse d’abord, le plus important des affranchis, puis le rival de Narcisse, Pallas, et Agrippine elle-même. Il trouva, au contraire, dans Burrhus, le préfet du prétoire, un auxiliaire qui comprit ses vues, qui le soutint toujours fidèlement, et dont l’aide lui fut d’autant plus précieuse qu’il tenait entre ses mains le commandement de la