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quelque chose de singulièrement choquant. Toutefois, pour les juger équitablement, il faudrait, s’il était possible, nous mettre à la place de Sénèque. Qu’était Britannicus pour Sénèque ? L’opinion publique, à Rome, paraît s’en être engouée sans le connaître, parce qu’il avait été malheureux et qu’il était mort jeune ; et, dans les temps modernes, on s’est volontiers attendri sur sa destinée, ne fût-ce qu’à cause des beaux vers de Racine ; mais que pouvait en penser, en l’an 55, un homme d’Etat raisonnant froidement ? Fils de Claude et de Messaline, du prince le plus stupide et de l’impératrice la plus débauchée qu’on eût encore vus sur le trône, étiolé par une longue captivité, peut-être épileptique ou hypocondriaque, que devait-on attendre de lui ? Et d’autre part, toujours furieux d’avoir été écarté du pouvoir, aigri par les mauvais traitemens subis, excité par Agrippine, qui voulait s’en faire une arme éventuelle contre son propre fils, n’allait-il pas se poser en candidate l’empire, rallier un parti, soulever l’armée, susciter une de ces guerres civiles dont les Romains avaient trop souffert pour ne pas en craindre terriblement le retour ? Toutes ces considérations durent se présenter à l’esprit de Sénèque. Elles n’auraient pas suffi, à coup sûr, pour le décider à faire périr le jeune prince, mais elles suffirent pour l’empêcher de trop se lamenter ou de trop s’indigner de sa mort, une fois qu’au surplus la chose fut irrémédiable. — En ce qui concerne Agrippine, il dut en être à peu près de même. Sans doute, le parricide était abominable aux yeux des Romains comme aux nôtres, mais Agrippine n’était pas une mère comme toutes les mères. Sénèque, mieux que personne, savait ce qu’elle était. Il savait par quelles infamies elle était devenue l’épouse de Claude, et par quel crime elle s’en était débarrassée. Il savait que, sous le nom de Néron, elle n’avait travaillé que pour elle-même, prête à détrôner son fils s’il refusait de lui obéir, prête aussi, pour le maintenir en sa sujétion, à toutes les turpitudes, y compris l’inceste. Il ne souhaitait pas sa mort ; il se contentait de la mépriser ; et de veiller à ce qu’elle ne reprît aucune influence sur l’empereur ; il ne croyait pas, — et personne ne croyait, — que celui-ci allât jusqu’à la tuer. Lorsqu’il apprit la décision de Néron, il put bien, tout en la réprouvant, se souvenir du répugnant passé de celle qui en allait être la victime. Il lui parut peut-être qu’envers une femme souillée de tant d’opprobres le parricide était non pas excusable,