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pure raison imprime l’image dans son cerveau. Mais les faits moraux et sociaux ne sont pas des triangles, non seulement parce qu’ils n’ont pas que trois côtés, ils en ont quelquefois mille qu’on a souvent de la peine à découvrir. Un proverbe dit qu’il faut plus d’un jour pour faire le tour d’un homme. Il faut aussi beaucoup de temps pour faire le tour d’un fait. De plus, les faits sociaux n’ont pas une figure géométrique ; ils ont des contours aussi capricieux, aussi singuliers, aussi fuyans que des arabesques, et il est impossible d’en soumettre les lignes à des équations algébriques. Mais le politique géomètre ne tient pas compte de ces difficultés, ou du moins il se croit assuré de les résoudre. Il part dans ses déductions de ce qui doit être ; il faudra bien que les faits acceptent cette loi que leur veut imposer la raison ; et, au besoin, on fera violence aux faits. Au besoin, on fera table rase de tout ce qui est pour établir, l’équerre à la main, le nouveau plan. Puis, comme parmi les faits qui embarrassent, qui contrarient le plus les théoriciens révolutionnaires, il faut compter certains hommes dont la tête est imbue des préjugés du passé, remplie d’objections contre les idées nouvelles, ou de tendresses maladives pour de vieux souvenirs gothiques ; eh bien ! ces têtes-là, on les supprimera comme autre chose ; il suffit pour cela d’un couteau qui coupe bien. On produira ainsi une humanité toute neuve, capable de comprendre et d’appliquer les idées nouvelles, de beaux triangles qui se laisseront soumettre aux calculs ; et pour mieux renouveler les esprits, on renouvellera tout autour d’eux, les mœurs, les habitudes, les usages, la langue, tout jusqu’au calendrier, jusqu’au nom des mois et des jours : « La Révolution, a dit Mme de Staël, malgré la vieillesse du genre humain, prétendait recommencer l’histoire du monde. »

D’autre part, ces penseurs, ces écrivains raisonnent non sur un peuple en particulier, mais sur la nature humaine. Ils ne tiennent pas compte du génie particulier des nations, de leur passé, de leurs souvenirs, de leur histoire ; ils s’occupent de l’homme en général, de ce qu’il y a de commun, d’universel dans l’humanité. Ils opposent le droit abstrait au droit historique ; ils veulent substituer des lois générales, ces lois qu’ils trouvent écrites dans leur esprit, ou dans leur cœur, aux coutumes et aux usages héréditaires ; ils forment des projets de législation applicables à toute la terre, à l’humanité tout entière.