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Donc, le caractère s’affirmant fortement, le réveil des passions et le fanatisme de l’idéal, voilà trois des traits distinctifs du tempérament révolutionnaire. Et ce sont là aussi les trois traits distinctifs du type nouveau que va célébrer le roman. Ce type nous l’appellerons la belle âme, à prendre ce mot dans son acception propre et philosophique, qui lui a été surtout donnée en Allemagne, et qu’un philosophe et un poète, Hegel et Gœthe, ont consacrée.

D’abord, la belle âme est une âme très caractérisée, distincte de toutes les autres, une âme qui a même quelque chose d’exceptionnel et qui n’est pas disposée à faire bon marché de son caractère ; qui est portée au contraire à se créer une vie à part, sans se soucier du jugement d’autrui. Ensuite, la belle âme est passionnée ; la vie pour elle, c’est la passion, elle y vit comme le poisson dans l’eau, ou plutôt comme la salamandre dans le feu ; la passion est son élément, son milieu naturel. Et enfin cette passion, fille de la Révolution, est avant tout l’enthousiasme, un enthousiasme révolutionnaire pour une idée, pour un idéal, et la belle âme a une foi invincible dans son idéal, elle le regarde comme une loi sacrée et divine et elle voudrait pouvoir l’imposer à la vie. Malheur à la belle âme si la vie s’y refuse, si elle manque de complaisance ; car toute la destinée de la belle âme en dépend.

La belle âme, ou du moins une des variétés de la belle âme, a été peinte dans un roman français qui est un chef-d’œuvre. Ce roman porte le nom glorieux de Corinne, et il a été écrit par une femme qui a peut-être mieux compris que personne le véritable esprit moral de la Révolution française, et qui en a expérimenté sur elle-même tous les sentimens et les passions. Mais avant d’appeler la belle âme Corinne, j’essaierai d’abord de refaire son histoire sans y mêler de nom propre et de recomposer le roman de Mme de Staël tel qu’il se déroula dans son esprit avant qu’elle songeât à le jeter sur le papier sous la forme qu’elle lui a donnée.

La vie de la belle âme est une lutte, car elle a un adversaire et quand je considère cet adversaire, je tremble pour la belle âme, tant cet ennemi qu’elle va combattre en champ clos me paraît dangereux et redoutable. Cet ennemi s’appelle le monde. Prenons-y garde ; le différend, le procès n’est pas ici entre la vertu d’une part et le vice de l’autre, entre la morale et