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l’immoralité. Au contraire le monde a souvent la morale pour lui, la petite morale du moins, celle qui se compose d’habitudes et de règles consacrées par la tradition et qui ne laissent pas d’être assez respectables. C’est Platon le premier, ou Socrate son maître, qui s’avisèrent de classer les hommes autrement qu’en méchans ou en bons. Platon met d’une part les apôtres de l’idéal, le sage qui a soif de l’absolu, de la perfection, le prophète qu’anime une folie divine ; et en face de ces êtres exceptionnels, le vulgaire, la foule, la grande phalange des esprits positifs et pratiques, tous ceux qui haïssent la pensée parce qu’elle aspire à révolutionner le monde ; qui s’en tiennent à la vertu telle qu’elle suffit pour maintenir le bon ordre de la société, et qui redoutent, comme le plus grand des dangers, le sublime, l’extraordinaire, l’exceptionnel. C’est le monde, en un mot, que peint ainsi Platon ; et en face des amis, des amans de l’absolu, il le définit ainsi : Le monde se compose de ceux qui vivent d’opinions, de ceux dont les principes sont des opinions, opinions héritées et qu’ils ne se sont pas faites à eux-mêmes ; et qui tiennent aussi par-dessus tout à l’opinion que les autres peuvent avoir d’eux. Et ces serviteurs de l’opinion, Platon les appelle de leur nom grec : οἱ πολλοί (hoi polloi), c’est-à-dire les nombreux. Ce nom est significatif. Le monde fait nombre. Malheur à qui entreprendra de lutter contre lui. Dans un passage de sa République, qui ressemble à une prophétie, Platon décrit le juste, le fou divin apparaissant à la terre, et la terre ne le reconnaissant point. Et il est raillé, bafoué, battu de verges, crucifié. Là Platon, devenu prophète, montrait du doigt à son siècle, dans la nuit de l’avenir, la croix où devait monter la Sainteté couronnée d’épines.

Mais ce drame sublime n’est pas celui qui nous occupe ; la belle âme n’est pas un Messie ; elle est tout simplement, et cela suffit à sa gloire, une âme exceptionnelle qui s’est fait un idéal créé à sa propre image, elle veut l’imposer au monde, elle prétend lui communiquer son enthousiasme, le feu qui la consume, la passion qui la dévore. Mais le monde, mais les nombreux sont peu disposés à l’enthousiasme, qui est une maladie dont ils ne souffrent guère, tout au plus dans certains momens en sont-ils légèrement atteints ; mais d’une façon si passagère qu’ils en guérissent vite. Ils sont occupés à soigner leur santé et leur honneur. Leur préoccupation suprême, c’est leur intérêt ; les nombreux représentent la médiocrité morale ; en fait de vertu,