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jeter sur le thé ? — Ma chère, répondait l’autre, je crois que ce serait trop tôt, car ces messieurs ne sont pas encore prêts à venir… » Tous les quarts d’heure, il s’élevait une voix qui faisait la question la plus insipide, pour obtenir la réponse la plus froide, et l’ennui soulevé retombait comme un nouveau poids sur ces femmes, que l’on aurait pu croire malheureuses, si l’habitude, prise dès l’enfance, n’apprenait à tout supporter… J’avais été dans les couvens d’Italie, ils me paraissent pleins de vie à côté de ce cercle, et je ne savais qu’y devenir. »

Ce que Corinne hait le plus, c’est l’emploi que le monde fait de la morale : — « Il n’y a rien de si facile, dit-elle, que de se donner l’air très moral en condamnant tout ce qui tient à une âme élevée ; le devoir peut être dénaturé comme toute autre idée, et devenir une arme offensive dont les esprits étroits, les gens médiocres et contens de l’être, se servent pour imposer silence au talent et se débarrasser de l’enthousiasme, du génie, enfin de tous leurs ennemis. On dirait, à les entendre, que le devoir consiste dans le sacrifice des facultés distinguées que l’on possède, et que l’esprit est un tort qu’il faut expier, en menant précisément la même vie que ceux qui on manquent. Mais est-il vrai que le devoir prescrive à tous les caractères des règles semblables ? Les grandes pensées, les sentimens généreux, ne sont-ils pas dans ce monde la dette des êtres capables de l’acquitter ? Chaque femme, comme chaque homme, ne doit-elle pas se frayer une route d’après son caractère et ses talens, et faut-il imiter l’instinct des abeilles dont les essaims se succèdent sans progrès et sans diversité ? »

Ce qui la révolte aussi, c’est l’intolérance du monde. Il en veut à quiconque a sa manière particulière de penser et de vivre ; les supériorités, les grands talens sont des puissances qui l’inquiètent, il prend ombrage de toute marque d’indépendance ; il est hostile à ce qui dérange ses habitudes, à ce qui semble condamner sa médiocrité. Il dit aux cœurs passionnés : « Vous faites trop de bruit, vous troublez mon sommeil ; tachez de végéter et de dormir comme moi. » — « Je passais, dit Corinne, des jours entiers dans les sociétés de ma belle-mère sans entendre dire un mot qui répondit à une idée ni à un sentiment ; l’on ne se permettait pas même des gestes en parlant. On voyait sur le visage des jeunes filles la plus belle fraîcheur, les couleurs les plus vives, et la plus parfaite immobilité : singulier contraste