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entre la nature et la société ! Tous les âges avaient les mêmes plaisirs ; l’on prenait le thé, l’on jouait au whist, et les femmes vieillissaient en faisant toujours la même chose, en restant toujours à la même place. Le temps était bien sûr de ne pas les manquer ; il savait où les prendre. » — « Il y a dans les petites villes d’Italie, ajoute Corinne, un théâtre, de la musique, des improvisateurs, beaucoup d’enthousiasme pour la poésie et les arts, un beau soleil, enfin on y sent qu’on vit ; mais je l’oubliais tout à fait dans cette province, et j’aurais pu, ce me semble, envoyer à ma place une poupée légèrement perfectionnée par la mécanique ; elle aurait très bien rempli mon emploi dans la société. »

Cependant Corinne essaye de convertir à ses goûts, à ses sentimens, à ses enthousiasmes, cette société assoupie, qu’elle espère ranimer : — « Je leur proposai, dit-elle, de lire des vers, de faire de la musique. Une fois le jour était pris pour cela ; mais tout à coup une femme se rappela qu’il y avait trois semaines qu’elle était invitée à souper chez une tante ; une autre, qu’elle était en deuil d’une vieille cousine qu’elle n’avait jamais vue, et qui était morte depuis plus de trois mois ; une autre enfin, que dans son ménage, il y avait des arrangemens domestiques à prendre ; tout cela était raisonnable, mais ce qui était toujours sacrifié, c’étaient les plaisirs de l’imagination et de l’esprit, et j’entendais si souvent dire : « Cela ne se peut pas, » que, parmi tant de négations, ne pas vivre m’eût encore semblé la meilleure de toutes. Moi-même, après m’être débattue quelque temps, j’avais renoncé à mes tentatives vaines, non que mon père me les interdît… mais les insinuations, mais les regards à la dérobée pendant que je parlais, mille petites peines semblables aux liens dont les pygmées entouraient Gulliver, me rendaient tous les mouvemens impossibles, et je finissais par faire comme les autres en apparence, mais avec cette différence que je mourais d’ennui, d’impatience et de dégoûts, au fond de mon cœur. »

Corinne s’obstine dans son projet, mais elle finit par en reconnaître la folie. Une femme d’esprit lui dit un jour : « Vous vous donnez beaucoup de peine, ma chère, pour un résultat impossible ; vous ne changerez pas la nature des choses. Si vous devez vivre ici, soumettez-vous ; allez-vous-en, si vous le pouvez. Il n’y a que deux partis à prendre. » Et Corinne prend le parti de la fuite. Elle quitte l’Angleterre, elle dit adieu aux brouillards, aux douairières de sa petite ville, à leur table à thé, à leurs