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Coloriste extraordinaire, réaliste terrible, Grünewald, dont on ne sait rien, pas même s’il est né à Francfort, à Aschaffenbourg ou à Mayence, demeure un isolé. Rien ne peut donner une impression de plus lamentable horreur dans le ciel crépusculaire de son Crucifiement que ce Christ, livide, piqué de taches de sang et de plaies, le corps tiré, les mains convulsives, la tête pendante, et cette Vierge vêtue de blanc, jeune et frêle, qui s’évanouit dans les bras de saint Jean, cette Madeleine abîmée de désespoir, et ce prophétique Jean-Baptiste qui, ressuscité, montre du doigt le Rédempteur. Mais tout en lui est allemand : ses personnages comme ses paysages ; il n’a rien d’alsacien, et de plus il n’a eu aucune influence : c’est un être exceptionnel.

Il n’en va pas de même de Schongauer. Celui-là est un Colmarien, et son influence a été considérable. Non seulement il a créé et porté tout de suite à son apogée l’art alsacien, mais encore il a déterminé l’art allemand. Bien que les Allemands le revendiquent comme un des leurs, aucun document ne prouve sa présence en Allemagne à une époque quelconque de sa vie : ni Ulm, ni Augsbourg qui le réclament n’ont pu découvrir son nom sur leurs registres de bourgeoisie. Il est né à Colmar vers 1420, si l’on en croit l’attestation manuscrite de son portrait, peint de sa main, qui est à Munich ; il y a vécu, il y avait son atelier, il y possédait trois maisons ; il y est mort. C’est de Colmar qu’il a exercé son rayonnement en Allemagne, rayonnement si fort, que Hans Burgkmayer, le chef de l’école d’Augsbourg, fut plusieurs années son élève à Colmar même et qu’on a pu prétendre qu’Albert Durer était venu travailler sous sa direction et apprendre de lui l’art de la gravure que Schongauer avait inventé. Bien longtemps après sa mort, les artistes allemands de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle copiaient ses tableaux ou imitaient sa manière. Bien plus, il n’y a rien dans son génie qui rappelle les Allemands de son époque. Aucun des artistes allemands d’alors n’a témoigné en effet d’une recherche de la beauté, dans le personnage de la Vierge particulièrement, égale, ni même comparable à celle du maître de Colmar. La justesse des mouvemens, les attitudes si variées et si naturelles, le caractère des figures si expressives et toujours spiritualisées, la fraîcheur de son coloris, ces tons d’ambre et de rose ne sont pas les qualités de l’art germanique