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feld-maréchal Cornélius Nepos ; et ce petit être, qui vient de naître, fait du premier coup la révérence, comme s’il en avait contracté une longue habitude. Il connaît tous les rouages de la société, tous les dessous de cartes, il sait la vie sur le bout du doigt ; il semble qu’il ait déjà vécu deux ou trois fois.

Le feld-maréchal Cornélius Nepos est le type des hommes qui naissent vieux, mais il n’appartient pas à cette génération qu’a peinte Guéneau de Mussy ; car il ne cherche rien, il ne demande rien, il ne lui manque rien. Il est enchanté de son sort, il prend la vie pour ce qu’elle est, et il pense que, pourvu qu’on soit de bonne humeur, on trouve moyen de s’amuser de tout. Quant à lui, son bonheur est assuré, il passera ses jouis dans la société, dans l’intimité du feld-maréchal Cornélius Nepos. N’est-ce pas là le comble de la félicité ? Mais si les René et l’homme à la mandragore connaissent la vie à fond dès leur bas âge ; si, dès l’aurore de leur adolescence, ils possèdent l’expérience des vieillards, en revanche ils sont condamnés à l’éternelle jeunesse de l’imagination. La faculté de rêver ne les quittera jamais ; rien ne pourra l’émousser ni l’éteindre. Leur cœur est une source inépuisable de songes qui ne tarira pas. Leurs vieilles années, s’ils vieillissent, seront pleines de rêves ; et jusqu’à la fin ils souffriront de la contradiction qui se trouve entre leurs désirs et les réalités ; entre la stérilité des choses et l’infatigable fécondité de leurs songes.

Mais au moins, une souffrance est épargnée à René. Il n’a pas à craindre les déceptions comme Corinne. Il pense que le monde n’est pas et ne peut pas être en harmonie avec son âme. Et il dédaigne, il méprise ce monde qui n’est pas capable de le comprendre. Il n’essaiera pas de le convertir, il sait d’avance que ce serait peine perdue. D’ailleurs, qu’aurait-il à lui donner, à lui communiquer ? Ses souffrances seulement, et il les estime trop pour vouloir les prostituer en les révélant au vulgaire. Il se dit donc qu’il est seul de son espèce, et il n’a garde de rechercher, comme la belle âme, la société des hommes. Que ferait-il d’eux ? que leur demanderait-il ? En leur présence, ses peines redoublent ; leur parler lui est un effort : « Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne te comprendront pas, » disait une femme d’esprit à Jean-Jacques, qui allait s’échauffer pour une idée que la bonne compagnie avec laquelle il dînait était hors d’état d’entendre ; et Jean-Jacques se tut. René n’a pas besoin de cet