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de l’isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je ne puis vivre. J’ai pris l’habitude de vous voir, vous avez laissé naître et se former cette douce habitude : qu’ai-je fait pour perdre cette unique consolation d’une existence si triste et si sombre ? Je suis horriblement malheureux, je n’ai plus le courage de supporter un si long malheur ; je n’espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir ; mais je dois vous voir s’il faut que je vive. Ellénore, rendez-vous à ma prière… »

Notez qu’en parlant ainsi, Adolphe a les lèvres pâles et tremblantes, le désespoir est peint sur son visage, et il ne joue pas la comédie, il croit en cet instant tout ce qu’il dit : « Il n’était plus question, dit-il, dans mon âme, ni de calculs, ni de projets ; je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir. » Adolphe est donc sincère dans la minute où il parle ; quand il sera parti, que la porte se sera refermée derrière lui, il s’étonnera lui-même de son éloquence et du sentiment qui l’inspira ; mais tant qu’il parle, il s’enivre de sa parole. Il croit aimer. Il n’est capable que de passions cérébrales, de fièvres de tête. Ellénore lui paraît une conquête digne de lui ; c’est avec son orgueil qu’il l’aime, mais il s’imagine sincèrement que tout cela se passe dans son cœur. Et pour peu qu’on lui résiste… oh alors ! il éprouvera en apparence tous les plus violens transports de l’amour ; son orgueil blessé, exaspéré, furieux, soulèvera en lui de telles tempêtes qu’il se croira sérieusement bouleversé par la passion. Oui, il se persuadera qu’il est au désespoir et le plus malheureux des hommes et il le persuadera aux autres ; car Adolphe parle avec tant d’éloquence !

Pauvre Ellénore ! elle l’en croira, sa défaite est assurée, son cœur s’est déjà donné. Et elle goûte d’abord dans cet amour d’indicibles joies ! Car Adolphe est un de ces idéalistes qui répandent mille enchantemens sur la passion, qui cousent à l’étoffe du sentiment les magnifiques broderies de leur imagination. Il emporte Ellénore dans un monde enchanté, il déroule devant ses yeux des perspectives magiques, il parle, il parle encore et chacune de ses paroles est un éblouissement pour un cœur trop crédule. Ellénore ne sait pas qu’un homme comme Adolphe ne peut se donner. Dès qu’il se sent aimé, le voilà tenté de mépriser celle qu’il aime ; car pour lui, aimer, sans