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qu’il se l’avoue, c’est donner satisfaction au besoin de tyrannie, d’âpre domination qui est en lui. Persuader une âme, se sentir son maître, en faire sa servante et son esclave, c’est ainsi qu’Adolphe entend la vie du cœur : « Malheur à l’homme, s’écrie-t-il, qui, dans les premiers momens d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison sera éternelle !… J’aimais, je respectais mille fois plus Ellénore après qu’elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. »

Mais cette impression elle-même ne tarde pas à s’émousser. Adolphe s’aperçoit que cette domination qu’il exerce est une servitude. Laissez faire le temps et bientôt Adolphe prononcera ce mot terrible : « C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. » Ah ! je n’ai pas craint de chercher à pénétrer les mystères du cœur de Julie, de la princesse de Clèves et de Corinne, mais le cœur d’Ellénore !… C’est sur la table d’un amphithéâtre de médecine qu’il faudrait l’étaler, et avoir le sang-froid d’un opérateur pour compter les coups d’épingles ou de poignard qui le transpercèrent jusqu’au coup fatal auquel il succomba.

« Adolphe, écrivait Ellénore peu de temps avant sa mort, pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? Quel est mon crime ? de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarre n’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’être malheureux près de qui votre pitié vous retient ? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux ? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible ? L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter ! Qu’exigez-vous ? que je vous quitte ? Ne voyez-vous pas que je n’en ai pas la force ? Ah ! c’est à vous, qui n’aimez pas, c’est à vous à la trouver, cette force dans ce cœur lassé de moi, que tant d’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot, est-il un pays où je ne vous suive ? Est-il une retraite où je ne me cache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie ? Mais non, vous ne le voulez pas, tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux, c’est voire