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vie une paix plus profonde que la sécurité du court intervalle que je passai chez des amis… Leur terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille que brillante. Vous en connaissez les maîtres, leurs caractères, leurs procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J’y arrivai dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d’un grand treillage… il fut décidé à souper que ce raisin, destiné à faire une pièce de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour laisser quelques jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette, et j’allai le premier au fond du clos commencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt ; j’aimais cette lenteur ; je voyais à regret quelque autre y travailler ; elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d’une herbe humide ; je choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsi dans l’oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d’automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait encore chaud ; on riait des hommes qui cherchent des plaisirs ; on se promenait derrière de vieilles charmilles, et l’on se couchait content. J’ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l’ardent principe des plus vastes passions. J’y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales, et celui de l’ordre philosophique. J’ai lu Marc-Aurèle, il ne m’a point surpris ; je conçois les vertus difficiles, et jusqu’à l’héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la remplit pas. Cette brouette que je charge de fruits et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble qu’elle voiture paisiblement mes heures, et que ce mouvement utile et lent, cette marche mesurée, conviennent à l’habitude ordinaire de la vie. »

En lisant ces lignes, on ne pourrait se douter qu’Obermann est un être d’exception ; à quelque travail, à quelque plaisir qu’on le convie, le voilà prêt ; tant il semble faire naturellement des choses contraires à sa nature, et qu’il se commande à lui-même comme un devoir. Ne t’isole point de l’ensemble du monde, se dit-il sans cesse à lui-même, regarde toujours l’univers et souviens-toi de la justice ; tu auras rempli ta vie, tu auras fait ce qui est de l’homme. Et voici ses dernières paroles : « Si