Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/873

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Casse, était en partance pour les Antilles, où elle avait mission de soutenir à la Havane et à Saint-Domingue les droits du petit-fils de Louis XIV, comme roi d’Espagne. Les deux autres, commandées par Forbin et du Guay-Trouin, attendaient les ordres du Roi.

Forbin, quoique issu d’une ancienne et illustre famille de Provence, et cousin du cardinal de Forbin-Janson, était arrivé péniblement, en passant par tous les grades de la marine, jusqu’à celui de chef d’escadre, qu’il ne devait pas dépasser. Il était d’une bravoure incontestable, et s’était signalé par maintes actions d’éclat ; mais on lui reprochait un certain manque d’intelligence à entrer dans les vues de ses chefs, peu de souplesse, et peut-être trop d’ardeur pour ses intérêts particuliers. Ses inférieurs, sur lesquels il rejetait volontiers la responsabilité des insuccès dus à ses erreurs personnelles, ne l’aimaient pas. Il avait cinquante et un ans.

Du Guay-Trouin, adoré au contraire de ses officiers et de ses matelots, était dans toute la force de la jeunesse et l’éclat d’une gloire naissante. Né à Saint-Malo, d’une famille d’armateurs assez obscure, il avait commencé par commander, sans le moindre brevet, des navires armés en course par son frère. Sa vive intelligence, son audace, son coup d’œil infaillible de manœuvrier, son sang-froid imperturbable au milieu des événemens de mer les plus terribles, l’avaient vite rendu célèbre. À vingt-quatre ans, il avait été nommé d’emblée capitaine de frégate légère dans la marine royale, et en 1707, au moment où s’ouvre ce récit, âgé de trente-quatre ans, il commandait en chef, bien que simple capitaine de vaisseau, une escadre indépendante de six bâtimens, composée de quatre vaisseaux à deux ponts, et de deux frégates.

Il est vrai que, si les bâtimens appartenaient au Roi, les frais de leur armement avaient été payés par un groupe d’armateurs de Saint-Malo, dont son frère Trouin de la Barbinais et lui-même. Cette combinaison, qui paraît étrange aujourd’hui, était fréquente à cette époque de pénurie du trésor royal. N’en médisons pas trop ; qui sait si les mêmes raisons budgétaires ne nous engageraient pas à y revenir un jour ou l’autre ? Elle constituait une véritable entreprise commerciale entre le Roi et ses sujets, et les bénéfices, provenant des prises, étaient répartis, d’après des règles déterminées, entre ceux-ci et l’État.