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les deux seules figures que l’on vénère, tandis que le Dieu créateur reste simplement assis là-haut dans son ciel, tranquille et inoccupé, sans exercer d’influence directe sur les choses d’ici-bas. Mais aussi le catholicisme est-il, sans doute, destiné à durer beaucoup plus longtemps que les religions protestantes, dont la décadence n’est dès à présent que trop manifeste… « Ma philosophie, a-t-il ajouté, est la première qui ait rendu ses droits à la vie ascétique. » Ce que disant, il a pris en main un petit livre qui était sur son bureau, et puis il a continué, d’un ton très animé :

— Tenez, il faut que je vous montre tout de suite quelque chose qui se rapproche absolument de mes idées !

Je croyais, naturellement, qu’il s’agissait là d’une publication théologique toute récente, car j’avais lu, en tête du livre, les mots Théologie allemande.

— Connaissez-vous ce livre ? — Non !

Et le voilà qui se met à me raconter l’histoire suivante :

— Voyez-vous, là-bas à Sachsenhausen, de l’autre côté du Main, cette vieille maison grise où l’auteur de mon portrait, le peintre Luntenschütz, vient d’installer son atelier ? Dans cette maison demeurait au XIIIe siècle un chevalier qui, dès lors, enseignait le reniement de la Volonté. Son manuscrit, après avoir roulé çà et là, a fini par échouer dans un vieux couvent, où un moine, le voyant rédigé en langue allemande, a dédaigneusement écrit sur sa couverture : Théologie allemande, par un Francfortois. Plus tard, le petit livre a subi maintes traductions qui l’ont plus ou moins défiguré. J’avais moi-même à peu près votre âge lorsque je l’ai lu pour la première fois, dans une de ces « adaptations ; » et aussitôt celle-ci, malgré tous ses défauts, a produit sur moi une impression très profonde. Dans son texte original, l’ouvrage est difficile à comprendre pour ceux qui ne connaissent pas à fond, comme moi, la langue anglaise : car celle-ci est issue de la langue allemande des premiers siècles. L’édition que vous voyez la date de l’année 1851, et n’a été tirée qu’à 250 exemplaires… Oui, voilà quels sont mes frères intellectuels, ce Francfortois, et Eckhart et Tauler, avec cette différence que le Francfortois a résumé ses vues dans un petit livre, tandis que les deux autres ont écrit de gros volumes de sermons !

Après quoi, il m’a dit encore de quelle façon il avait fouillé chaque recoin et examiné chaque pierre, dans l’ancienne Maison allemande de Sachsenhausen, avec l’espoir d’y découvrir peut-être une épitaphe, une mention, une trace quelconque de son plus authentique maître et devancier ; mais toujours sans le moindre résultat. Et sa voix, en me parlant de ce sujet, était imprégnée d’une émotion très profonde, absolument comme s’il avait connu en personne le vénérable chevalier francfortois d’il y a cinq siècles.


Je pourrais aisément citer, dans le petit recueil d’Edouard Grisebach, vingt traits analogues où se montre à nous, de la même façon, un Schopenhauer bien différent de l’excentrique vieillard égoïste et sans cœur que nous ont décrit des interlocuteurs de rencontre ; et beaucoup plus significatifs encore nous apparaîtraient à ce point de