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par le spectacle prolongé du monstrueux égoïsme que nous révèle assez chacune de ces lignes ! Et que l’on se représente, surtout, l’indignation douloureuse qu’a dû ressentir le cœur passionnément droit et loyal du fils lorsque, quelque temps après, en 1813, il a vu cette mère qui ne voulait pas de lui dans sa maison y accueillir tendrement un misérable pied-plat du nom de Gerstenberg, plus jeune qu’elle de dix ou douze ans, et destiné depuis lors à devenir, tout ensemble, son amant, son conseiller littéraire, et l’humble exécuteur de ses commissions ! Se sentant de plus en plus haï et méprisé à mesure qu’il s’efforçait de témoigner à sa mère le besoin profond qu’il aurait eu de son affection, impitoyablement raillé sur toutes ses idées comme sur tous ses actes, comment aurait-il pu s’empêcher de subir là un coup d’une violence et d’une gravité extrêmes, — ce coup que son propre témoignage nous apprend, en effet, qu’il a subi, et dont le retentissement désespéré dans une âme comme la sienne a dû égaler, pour le moins, le choc infligé à l’âme débordante de Beethoven par l’angoisse tragique de la surdité ?

Et cependant la biographie du philosophe nous révèle que, même après cette crise de Weimar, son cœur a gardé encore une soif insatiable de tendre confiance et d’amour partagé. Sans cesse, durant les années suivantes et jusqu’au retour de son second voyage d’Italie, nous entrevoyons à l’horizon de sa vie des figures diverses de belles jeunes femmes dont chacune semble bien l’avoir, tour à tour, captivé et conquis. À la fois ses propres aveux et tous les témoignages de ses premiers compagnons s’accordent à nous le montrer, jusqu’à ses deux séjours à Venise, éperdument épris de grâce féminine ; et le mystère qui continue d’envelopper pour nous le récit des deux voyages susdits, en particulier, ne nous empêche pas de deviner qu’il y a eu lu, dans sa vie, une tragédie amoureuse d’une intensité et d’une portée singulières. Hélas ! un concours fâcheux de circonstances, probablement rendu plus funeste encore par l’âpreté et la franchise brutale de son caractère, ne lui a point permis d’abandonner définitivement son cœur à aucune de ces femmes qui l’avaient possédé ; et nous voyons également, par la lecture des longues et verbeuses lettres de sa sœur Adèle, que celle-là non plus, malgré son naïf attachement pour lui n’avait guère de quoi entretenir en lui le haut idéal qu’il s’était fait d’abord des qualités d’esprit et de cœur de la femme. « Une petite oie, » écrivait d’elle un voyageur contemporain qui l’avait rencontrée ; et force était à son frère, « pour ennuyé qu’il en fût, » de confirmer l’exactitude de ce jugement.