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matériaux, c’est l’art de les mettre en œuvre. On peut même dire que l’histoire commence au moment précis où le sens historique entre en scène. Certes, les matériaux, il faut d’abord les classer, les peser, vérifier leur « force de résistance, » et cela peut s’apprendre sur les bancs. Mais il restera toujours une part de jugement personnel qu’on ne peut remplacer par aucun instrument de précision. On peut être un préparateur impeccable, connaître tous les petits secrets de laboratoire, avoir le tour de main d’un excellent praticien, sans être capable de la moindre recherche originale. En revanche, c’est le privilège d’un esprit supérieur de réaliser parfois un chef-d’œuvre avec des matériaux imparfaits. Materiam superabat opus, disaient les anciens. C’est ce qu’exprime Renan dans une phrase qui n’est paradoxale qu’en apparence : « Le talent de l’historien est de faire un ensemble vrai avec des traits qui ne le sont qu’à demi. » Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas d’une œuvre d’art. Sans doute. Ecoutons pourtant ce que n’a pas craint d’écrire M. Gabriel Monod : « Quelque paradoxale que puisse paraître cette affirmation au premier abord, les généralités en histoire offrent souvent plus de vérité et de certitude que les détails mêmes qui leur servent de base… Les inexactitudes, loin de s’accumuler, se compensent pour un historien d’esprit critique. » (Revue Bleue, 18 avril 1908, p. 488, La méthode en histoire : la synthèse.) Et M. Monod, en écrivant ces lignes, pensait particulièrement à Taine, car on retrouve la même idée, presque en termes identiques, dans l’article déjà cité de la Revue historique consacré par lui au livre de M. Aulard.

On pourrait apporter bien des preuves en faveur de l’assertion de M. Monod. Taine a souvent vu juste, sans disposer des élémens d’information qui nous permettent aujourd’hui d’y voir mieux que lui, et avec infiniment moins de mérite. Quand il assure que dans les élections les Jacobins empêchaient la majorité de voter par l’intimidation, il énonce une vérité dont les publications nouvelles nous apportent la confirmation chaque jour. M. Aulard le reprend d’avoir écrit que pour Paris « aux élections de 1791, sur les 81 200 inscrits plus de 74 000 manquent à l’appel. » Or M. Etienne Charavay, dont M. Aulard invoque le témoignage autorisé, dit que le nombre des votans était médiocre : « On n’en comptait pas plus d’un dixième en moyenne. » N’est-ce pas, à peu de chose près, la proportion indiquée par Taine ?