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pour longtemps tout espoir de paix. Dans la foule affolée, Bismarck remarqua plusieurs prêtres ; il cria d’en arrêter un, mais son ordre ne fut pas compris. Il fut toujours convaincu que ce prêtre s’était trouvé là pour voir emporter son cadavre. Quelques jours avant, Bülow lui avait écrit qu’on expédiait deux agens à Kissingen, où les dispositions du clergé catholique l’exposaient à des périls ; c’en était assez pour que Bismarck imputât aux prêtres la responsabilité de cette tentative et jamais il ne les en déchargera.

Le chancelier savait manier le télégraphe : la dépêche qui secoua l’Allemagne expliquait que le criminel s’appelait Kullmann, qu’il était tonnelier, membre d’une association de compagnons catholiques, et qu’on l’avait vu, à plusieurs reprises, causer avec un ecclésiastique. Et comme on avait fait croire à l’Allemagne, quatre ans plus tôt, qu’entre Guillaume et Benedetti s’étaient échangés des mots irréparables, on l’induisait à conclure que le sacerdoce armait les assassins. Le soir même de l’attentat, Bismarck haranguait la foule : « Ce n’est pas à ma personne qu’on en voulait, disait-il, c’est à la cause que je représente. » — « Voilà l’opinion éclairée sur l’esprit de l’ultramontanisme, » déclarait la Correspondance provinciale. On se réjouissait que la balle qui avait visé le front de Bismarck, et qui l’avait manqué, eût frappé au cœur le papisme en Allemagne. « Rome, tombe à genoux, versifiait le Kladderadatsch ; remercie ton Dieu que cet acte ait échoué !… »

Des caricatures furent cruelles : le Figaro de Berlin montrait Kullmann, doucereux, coiffé d’un chapeau de prêtre, présentant Windthorst et ses collègues, et disant : Voici ma fraction ; un autre journal accouplait deux frères siamois, qu’aucune opération chirurgicale ne pouvait séparer, Kullmann et Windthorst. Les collègues de Bismarck au ministère déclaraient que de cette infamie résulterait une défaite décisive des ultramontains ; et qu’il y avait là une bonne fortune voulue par Dieu. Kleist Retzow, l’oncle de Bismarck, redoutait précisément ce genre d’interprétation. « Il est à craindre, écrivait-il, qu’on ne voie dans la conservation miraculeuse de Bismarck un sceau mis par Dieu sur la politique ecclésiastique du chancelier. Dans la grande masse, la rage contre les catholiques deviendra d’autant plus grande. » Magistrats et journalistes semblaient d’accord pour échauffer cette rage. On retrouvait un vicaire,