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prétoriens. Sera-t-il un maître, le musicien de ce Guercœur non représenté, peut-être irreprésentable, et dont M. Pierné dirigea l’autre dimanche, avec une sûre et fine intelligence, le premier acte tout entier ? Récemment, au lendemain de la mort de Tolstoï, nous relisions l’étude esthétique du grand écrivain russe : Qu’est-ce que l’art ? La musique y est souvent traitée, et traitée assez mal, par où nous ne voulons pas dire que toute musique y soit traitée avec injustice. Tolstoï n’adresse pas de plus grave reproche — et de plus fondé peut-être — à la musique moderne, que celui de l’inintelligibilité. Mais à peine a-t-il formulé ce grief que, par un curieux retour, il l’atténue et, dans une certaine mesure, il s’en charge lui-même, et nous tous avec lui. « De ce fait que, accoutumé à un certain art particulier, je suis incapable d’en comprendre un certain autre, de ce fait je n’ai nullement le droit de conclure que l’un de ces deux arts, celui que j’admire, est le seul véritable, et que celui que je ne comprends pas est un faux et un mauvais art. La seule conclusion que je puisse tirer de ce fait est que l’art, en devenant de plus en plus exclusif, est devenu aussi de moins en moins accessible et que, dans sa marche graduelle vers l’incompréhensibilité, il a dépassé le point où je me trouvais. »

Aussi bien, sans être encore « au point » de la musique de Guercœur, on ne saurait la déclarer incompréhensible. Le poème, non la musique, est difficilement concevable et surtout il paraît contraire, autant que possible, aux conditions, à l’essence du théâtre, même du théâtre musical. Dès avant le commencement de cette « tragédie en musique, » ainsi que l’auteur a qualifié son œuvre, le héros est mort. Et je sais bien qu’il est entré dans la vie éternelle ; mais il faut avouer que, pour lui comme pour les ombres, ou les allégories, ou les entités qui la partagent avec lui, cette vie en est une à peine, et si vague, si pâle, si faible et si falote, que Guercœur ne saurait oublier l’autre, qu’il la regrette et souhaite à tout prix de l’aller revivre. Quelques dames symboliques et qui se nomment Vérité, Bonté, Beauté, Souffrance, s’entretiennent, soit avec Guercœur, soit entre elles, de cet imprudent désir et finissent par y obtempérer. Et voilà toute la substance de ce premier acte de « tragédie. » Il se passe, — et se traîne, — dans la brumeuse atmosphère d’on ne sait quel morne Paradis. De maussades élus y psalmodient des sentences de ce goût : « Le temps n’est plus, l’espace n’est plus. » Et dans l’autre monde en effet tous les deux seront abolis. Mais quand les chœurs métaphysiques ajoutent : « Gloire à Vérité, qui nous délivre de la forme et de l’esprit, » ils vont tout de même un peu loin, car nous imaginons mal une vie, même et