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propos, un journal jeune-turc écrivait : « Nous avons le droit de nous occuper des affaires de la Perse, parce qu’elle est une puissance musulmane. » De telles affirmations ne sont pas rares dans la presse. En langage diplomatique, cette théorie s’appelle l’interventionnisme ; c’est celle que les Jeunes-Turcs, avec raison, ne veulent pas voir appliquer à leur pays ; il serait piquant qu’ils cherchassent à l’appliquer chez les autres. Le panislamisme ménagerait à la Turquie plus de déboires que d’avantages, mais il pourrait servir les intérêts de l’Allemagne : seule de toutes les puissances européennes, elle n’a pas de sujets musulmans et, si la Turquie se prêtait à son jeu, elle se servirait volontiers d’elle et du panislamisme pour susciter des embarras soit à la France, comme elle l’a déjà fait au Maroc, soit à l’Angleterre, soit à la Russie. Sa tactique n’est pas variée, mais elle est efficace ; reste à savoir si la Turquie consentira à s’y prêter et à perdre des amitiés qui lui sont précieuses, pour le plus grand avantage du pangermanisme et de la « poussée vers l’Est. »

Certes, ce n’est pas nous qui reprocherons à la Jeune-Turquie, comme le font parfois certains journaux français, de chercher à tenir la balance égale entre toutes les influences, et, par exemple, de faire des commandes à l’industrie allemande, pourvu qu’elle en fasse aussi à l’industrie d’autres nations ; ce que nous redoutons pour elle, ce sont les mirages décevans que la diplomatie allemande fait briller aux yeux ardens des Jeunes-Turcs. L’amitié allemande est lourde ; elle a coûté la Bosnie à la Turquie, elle lui coûtera peut-être un jour Salonique. Nous sommes convaincu que nul ne le sait mieux que les Jeunes-Turcs et qu’ils sont décidés à prendre toutes les précautions nécessaires pour parer au danger. Ils ne paraissent se jeter dans les bras de l’Allemagne que parce qu’ils ont une crainte très exagérée des ambitions russe et bulgare. Et d’abord, ils se tromperaient s’ils confondaient l’une avec l’autre : ce serait retarder de trente ans ; si jamais les Bulgares réalisent leurs grandes vues sur l’Empire ottoman, ce sera avec l’appui de Vienne, plutôt qu’avec celui de Pétersbourg. Ni en Asie, ni en Europe, les Russes n’ont le désir d’accroître leur territoire aux dépens de l’Empire ottoman. Cette crainte d’une descente cosaque hante l’imagination des Turcs et, pour faire contrepoids à l’influence russe, ils ne peuvent s’adresser ni à la France, alliée de la Russie, ni à l’Angleterre son amie, mais seulement à l’Allemagne.