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mais il fait la proposition mollement : ce divorce, le bouleversement qu’il amènerait dans son existence paisible et fêtée, tout cela ne l’enchante guère. L’arrangement le plus pratique serait qu’il devînt l’amant de la belle Hélène Schlumberger : mais le pratique de cet arrangement répugne à la jeune fille, qui prend le parti de rentrer au couvent.

Voilà de bonne tragédie bourgeoise. C’est l’histoire, assez subtilement analysée, de la chute chez un intellectuel. L’homme de culture raffinée peut être choqué plutôt que tenté par l’offre trop cynique d’une jouissance vulgaire. C’est ici le corps qui parle au corps ; il faut, pour lui, que la tentation parle à son esprit. Une liaison, pour qu’il s’y engage, devra commencer par être intellectuelle ; après quoi, tout le reste suivra. Donc que les femmes soucieuses de la paix de leur foyer écartent de leur mari ces intimités intellectuelles, irréprochables dans les débuts, mais qui ont coutume de mal finir ! Quant aux religieuses, c’est un crime de les renvoyer au monde : elles n’ont rien à y faire…

On me dira : « Cette pièce ne doit être ni si simple, ni si claire, ni, permettez-moi de vous le faire remarquer, si banale. Elle n’aurait provoqué ni tant d’éloges, ni tant de commentaires. Vous devez en oublier. Vous avez passé sous silence d’importantes tirades. Le héros n’est-il pas un philosophe, dégagé de la vieille morale, « affranchi » des formules traditionnelles, mais qui fait la distinction entre l’ordre de la connaissance et celui de l’action, entre la raison pure et la raison pratique ? Le problème agité dans les Affranchis n’est-il pas celui de savoir si la façon dont on pense n’a aucune influence sur la façon dont on agit ? Problème débattu dans les traités de morale, mais qui n’avait pas encore été porté à la scène. Et si Philippe, ce surhomme, a pour partenaire une religieuse plutôt qu’une mondaine, une femme de lettres ou une mathématicienne, il doit y avoir à ce choix une raison. Ce drame abonde en développemens philosophiques qui ne sont pas tous d’une parfaite limpidité… » L’objection est fondée et je devais la signaler. Je me borne toutefois à répondre qu’il s’agit ici de théâtre et non de philosophie ; on s’est d’ailleurs plu à exagérer l’obscurité de ces morceaux ; ils sentent un peu trop l’école, mais la preuve qu’ils ne doivent pas être si difficiles à comprendre, c’est qu’ils sont les plus goûtés de l’œuvre et par des personnes qui d’ordinaire fréquentent peu dans les livres de philosophie.


RENE DOUMIC.