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de citer comme le type du « méconnu » et de l’ « incompris » eut, presque tout de suite, des partisans. Dès le Salon de 1847, c’est-à-dire dès sa trente-troisième année, un critique disait : « Un excellent peintre et qui sera bientôt un peintre célèbre, c’est M. Jean-François Millet, déjà connu pour ses vigoureux pastels. » Au Salon de 1848, Théophile Gautier prononçait les mots de « magistral, » de « superbe » et de « goût exquis. » En 1857, après avoir vu les Glaneuses, Maxime Du Camp parlait de « maestria sereine et grandiose… » Je ne vois guère, disait-il, qui, de nos jours, lui sera comparable. » Ceci fut écrit trente-deux ans avant la vente célèbre de l’Angélus. Et en 1861, Thoré-Burger commençait le Salon du Temps par ces mots : « Il y a deux maîtres peintres au Salon de 1861, et il nommait l’un des deux Millet, l’autre étant Courbet. Sans doute, aujourd’hui, attendre jusqu’à trente-trois ans pour être proclamé célèbre paraîtrait à nos jeunes peintres bien long et presque insupportable ; mais tout, de nos jours, va plus vite et se crie plus haut, et tel éloge qui rendait rouges de plaisir et presque de confusion un Rousseau ou un Corot ne paraîtrait plus à nos exposans du Salon d’Automne qu’un raffinement de l’impertinence et une mortification préméditée. Dans ce temps-là, on était rarement proclamé maître avant d’avoir appris quelque chose et les termes de « génial » ou de « définitif » étaient mesurés comme du poison. Il ne faut donc point s’étonner qu’on ne les ait pas prodigués, tout de suite, à ce peintre paysan qui arrivait de Gréville, en faisant claquer ses sabots ; mais si l’on a dans l’oreille le diapason habituel des louanges de ce temps, on connaîtra que Millet en a recueilli d’assez hautes et l’on ne croira plus que lui et ses confrères aient été des « méconnus. »

Ce qu’ils furent longtemps, c’est des « invendus, » — ce qui n’est pas du tout la même chose, et ce qui ne tient pas aux mêmes raisons. M. d’Avenel a très bien établi, ici même, qu’il a y a pas de rapport étroit entre la considération que donne l’exercice d’une profession et le revenu qu’on en tire. Il n’y en a pas davantage et surtout il n’y en avait pas à l’époque où nous remontons, entre les émotions que procure une belle œuvre d’art et le prix qu’on en donnait, l’une tenant aux aspirations des âmes, l’autre aux disponibilités des budgets. Quand les historiens s’indignent des prix de famine offerts, il y a soixante ans, pour les tableaux de Millet et de Rousseau, et en tirent