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n’articulaient aucune plainte, dit Sensier. Ils ne demandaient rien. Cependant, on connut leur détresse. L’un de nous alla frapper au Musée, puis à la direction des Beaux-Arts et obtint un « encouragement » de cent francs, qui fut aussitôt porté à l’artiste ; C’était à la tombée du jour. Millet était dans son atelier, assis sur une malle, le dos arrondi, comme quelqu’un qui a froid. Quand on arriva, il dit bonjour et ne se leva pas. Il gelait dans ce triste réduit. On lui remit les cent francs et il ne prononça que ces mots : « Merci ; ils arrivent à temps, nous n’avons pas mangé depuis deux jours, mais l’important, c’est que les enfans n’aient point souffert… » Enfin, en avril, Ledru-Rollin se laissa persuader par Jeanron, le peintre devenu directeur des Beaux-Arts, grâce non à sa peinture, mais à sa politique. Il alla, lui-même, visiter quelques artistes « victimes de la tyrannie des jurys. » Il monta, rue projetée du Delta, chez Millet et lui acheta, en son nom personnelle Vanneur, qu’il paya 500 francs. C’était beaucoup en 1848.

Enfin, à la place d’honneur, voici la Bergère gardant ses moutons, peinte en 18G2, exposée au Salon en 1864, de nouveau envoyée avec huit autres toiles à l’Exposition Universelle de 1867, et demeurée, après cinquante ans, le chef-d’œuvre de Millet. Dès le premier coup d’œil et sans rien savoir des décisions des jurys d’autrefois ni des engouemens des foules qui dorment aujourd’hui dans les cimetières, nous allons, d’instinct, à cette toile, comme à la plus harmonieuse de ses harmonies. Les foules ne se trompent donc pas toujours, ou si elles se trompent, l’erreur, cette fois, aura duré bien longtemps. Dès l’ouverture du Salon de 1864, ce ne fut qu’un cri d’admiration. Castagnary remplit toute une page de descriptions enthousiastes. Le surintendant des Beaux-Arts écrivit à Millet pour lui offrir 1 500 francs de ce tableau : il était déjà vendu 2 000. En 1867, comme il reparaissait à l’Exposition universelle, Thoré-Burger écrivait : « Le tableau le plus admiré et peut-être le plus parfait est toujours la Bergère qui tricote machinalement debout au milieu de son troupeau, par une belle soirée d’automne. Millet a été gratifié d’une première médaille : c’est assez de chance pour un homme qui vit à Barbizon… »

L’atmosphère chaude et dorée qui enveloppe toute cette campagne et qui unit, tout en les situant à leurs justes places, la Bergère au premier plan et, au dernier, les charrettes qu’on