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quai. Des arbres, aux fins feuillages, et entre leurs fûts, de l’eau des arches d’un pont, une « fabrique, » de la verdure… L’eau n’est pas belle, elle vit peu, mais quelle finesse de tons ! Le pont et la maison, les feuilles et les troncs jouent leurs parties dans une harmonie sourde et voilée, mais avec quel charme pénétrant ! Vous pensez peut-être qu’une telle féerie de pâles clartés est artificielle… Tournez-vous un peu à droite ; regardez par la fenêtre : voici la même arche de pont (le pont des Tuileries) les mêmes tons de pierre, les mêmes eaux, les mêmes arbres. S’il fait du soleil, et si vous êtes venu dans la matinée, vous apercevrez, entre les ombres lumineuses de la nature et celles de Corot une quasi identité. Ce que Corot a peint, c’est donc bien un aspect réel de la nature, qu’il a non inventé, mais découvert. Seulement, l’ayant découvert, il y ramène tout. Il voit les environs du lac Nemi comme les environs d’Arras, et quand on se promène avec lui aux îles Borromées, on cherche instinctivement, sous les arbres, les guinguettes de Ville-d’Avray. Dans n’importe quel paysage, devant lui, il cherche un « Corot, » et il le trouve coûte que coûte.

Le peintre Frédéric Henriet, qui l’a regardé peindre sur les bords de la Marne à Luzancy, en se tenant derrière son dos, nous le dit d’une façon très claire : « Je ne tardais point à remarquer que le maître ne paraissait pas se préoccuper le moins du monde de monter la coloration au ton du modèle. Mais je me fusse bien gardé de risquer la plus timide observation, connaissant ses théories à cet égard et aussi les habitudes de sa vision. Il lui suffisait en effet que toutes les valeurs de son étude fussent en rapport exact entre elles et dans une juste proportionnalité avec le modèle pour qu’il se déclarât satisfait. Il croyait que la peinture est une transposition. Tout son effort tendait à ce que cette transposition fût rigoureuse et en quelque sorte mathématique. Mais je ne le vis pas sans quelque étonnement commettre certaines infidélités et omissions dans la reproduction du motif. « — Pardon, maître, hasardai-je, mais je ne vois pas, sur votre étude, les arbres qui sont là-bas, à droite ? » Il se retourna vivement et — avec crânerie : « Les arbres ? quand je les fais, on me les coupe !… Je les mets quand je veux… » Puis après un long silence, pensant sans doute que je ne me payais pas de cette boutade, il reprit : « Je n’ai pas toujours dit cela, et vous auriez tort de vous autoriser de mon exemple