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LE MYSTÈRE DE L’INDE.

fakirs fanatiques, caricatures des vrais ascètes, s’évertuaient à de hideuses mortifications, sous prétexte d’atteindre à la sainteté. Aux vierges sacrées, aux dévadassis, qui figuraient toujours dans les temples de Brahma et de Vichnou, s’opposaient maintenant les prêtresses de Kali. De leurs yeux, plus incendiaires que leurs torches allumées, de ces yeux où brûle une soif inextinguible de volupté et de mort, elles attiraient les fidèles fascinés dans leurs temples ténébreux. Les parias avaient des plaisirs plus vils encore pour oublier leurs souffrances et le poids de l’esclavage. Des bas-fonds de cette société, montaient des gémissemens mêlés aux cris d’une joie sauvage, avec les miasmes du vice et une haleine de passions dissolvantes, menaçant ses vertus séculaires et ses conquêtes spirituelles.

Elles étaient gardées encore par les brahmanes. Car, au sommet de ce monde, veillait toujours avec eux la tradition, l’immémoriale sagesse. Mais elle aussi s’était rétrécie en vieillissant. Elle avait perdu sa spontanéité primitive, sa large voyance ouverte sur le Kosmos comme sur le monde intérieur. Racornie en formules abstraites, elle s’ossifiait dans le ritualisme et dans une scolastique pédante. Il ne lui restait que sa prodigieuse science du passé, mais celle-ci commençait à l’écraser. Heureux les peuples qui, dans l’ivresse de l’action, boivent l’onde du Léthé et oublient leur odyssée à travers le monde ! Ils se croient nés d’hier parce qu’ils renaissent en un jour d’une gorgée d’espérance et de vie. Les brahmanes pliaient sous le poids du passé humain. Les siècles, les millénaires, les kalpas ou périodes du monde pesaient sur leurs épaules comme les masses gigantesques du Gaorisankar, et leurs bras en tombaient de lassitude comme les branches des vieux cèdres, qui se penchent sous le poids des neiges. Comme les Aryas de l’Inde avaient perdu peu à peu l’esprit de conquête et d’aventure, les brahmanes avaient perdu la foi en l’avenir humain. Enfermés dans le cercle himalayen, séparés des autres peuples, ils laissèrent pulluler sous eux les masses corrompues et s’enfoncèrent dans leurs spéculations. Il y a de hautes pensées, des vues d’une étonnante profondeur dans les Oupanichads, mais on y sent le découragement, l’indifférence et le dédain. À force de chercher l’union avec Atma, l’Esprit pur, dans leur contemplation égoïste, les brahmanes avaient oublié le monde et les hommes.