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quelconque sans des règles et sans une autorité quelconque qui les applique au besoin, fût-ce l’autorité de tous s’élevant contre l’individu qui manque aux conventions par lui signées ? même chez un troupeau de buffles qui s’organise pour la défense commune, n’y a-t-il pas des gardiens et des chefs ? Dans une ruche, y a-t-il organisation sans qu’il y ait une certaine autorité ? Pour le sociologue, l’autorité sociale n’est assurément pas un principe mystique ; elle est ou doit être la liberté même, la liberté de tous mettant un frein à la licence d’un ou de plusieurs, à l’égoïsme des individus qui, en sortant de « l’organisation, » tendent à « désorganiser » la société entière. Appelez l’autorité d’un autre nom que gouvernement, peu importe ; la loi sera toujours la loi, c’est-à-dire la liberté de tous devenant, par convention mutuelle, autorité pour chacun. « Un gouvernement, répondent les anarchistes, par cela seul qu’il est gouvernement, est toujours tyrannique. » Et l’on rappelle à ce sujet le Contr’un de La Boétie. Mais aujourd’hui, le gouvernement n’est pas Un, il est Tous ; se révolter contre lui, ce n’est pas Tous contre un, c’est Un contre tous ; bien plus, c’est Un contre lui-même, puisqu’il a accepté l’organisme contractuel dont il fait partie et les conditions générales qui assurent l’exécution des engagemens.

Les libertaires, comme beaucoup de socialistes, ont le plus souverain mépris pour le suffrage universel et pour le droit de voter. « Le bulletin de vote, nous dit M. Jean Grave, n’est pour les travailleurs qu’un attrape-nigaud ; » il est « l’acceptation de l’oppression politique et de l’exploitation économique par la grande masse, pour le plus grand profit de ceux qui exercent le pouvoir et qui détiennent la richesse sociale. » L’émancipation « ne dépend pas du choix des maîtres, mais de savoir s’en passer[1]. » Belle maxime, assurément, et que nous acceptons. Mais il reste à savoir, si l’on supprime le vote, comment s’organisera la société anarchiste, et si elle n’aboutira pas plus sûrement encore au triomphe des plus forts, des « maîtres. » L’anarchisme égalitaire est travaillé par une contradiction interne. La « liberté » et l’ « égalité » qui lui servent de principes, — avec la justice qui en dérive, avec la fraternité qui est une justice plus haute, — constituent elles-mêmes une loi imposée à l’individu, — imposée d’abord par raison et par persuasion, puis,

  1. L’Éclair, 30 septembre 1909.