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ce que Nietzsche place sur le même rang deux sortes d’êtres que Guyau sépare : les choses matérielles et les hommes. Par rapport aux choses matérielles, Guyau accorde d’avance à Nietzsche que nous tendons à les dominer, à les approprier aux fins de notre vie humaine. Par rapport aux hommes, nos semblables, Guyau accorde aussi que notre première tendance instinctive et individualiste est de les dominer, de les plier à nos fins propres. Mais, selon Guyau, ce n’est là que le premier moment où le moi se pose devant autrui, le moment de l’égoïsme. Le caractère essentiel de la morale de Guyau, nous l’avons vu, c’est d’admettre que l’expansion véritable de la vie est altruiste ; qu’elle est, non la domination sur autrui, mais la coopération avec autrui, l’union avec tous, bien plus, l’amour de tous. La vie la plus intensive est la plus expansive ; la vie la plus expansive est la plus généreuse, la plus affectueuse. Il a fait voir, dans son Esquisse d’une morale, — comme s’il pressentait Nietzsche, — que la violence et la lutte entraînent une perte de force vive, une diminution de puissance ; que le tyran qui se croit fort est, dans le fond, un faible, par la division intérieure de ses passions déchaînées et par les résistances extérieures qui le menacent de toutes parts. Il a réfuté d’avance les admirations maladives de Nietzsche pour les Bonaparte et les Borgia. Si donc on peut dire que sa morale, au premier abord, a un aspect individualiste et libertaire, elle a aussi, elle a surtout, dans son dernier développement, l’aspect humanitaire. La vie en soi la plus intense et la plus extensive est précisément ce qu’Auguste Comte appelait la vie en autrui et pour autrui.

M. Faguet objecte à Guyau, comme aurait) fait Nietzsche lui-même, « que le grand bandit ne supprime pas la partie intellectuelle de son être. » Si fait, dans une certaine, mesure, répondrait Guyau. Il supprime en lui-même le plus haut exercice de la pensée, celui qui consiste à penser des lois universelles et sociales, s’étendant à tous les hommes, celui qui consiste à se faire autrui, à se faire tous par la pensée. C’est précisément ce qu’on est convenu d’appeler la raison et ce dont Kant faisait l’apanage de l’homme. Le grand bandit, reprend M. Faguet, ne supprime pas la partie sympathique de son être, « car il peut avoir toutes les sympathies du monde pour ses amis. » — Si le bandit est généreux à l’égard de ses amis, il n’est qu’à moitié bandit ; mais il faut se défier de l’amitié des Sforzas ou des