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un Napoléon par exemple, on veut la rabaisser à une ambition vulgaire, comme si les Napoléons n’étaient pas de ceux qui « méprisent le plus les honneurs. » Et les Spencer viennent, qui expliquent la volonté des puissances par la volonté des jouissances que la puissance apporte avec elle[1]. Les Napoléons deviennent des hédonistes ! Notre sociologie tout entière ne connaît pas d’autre instinct que celui du troupeau, c’est-à-dire de tous les zéros totalisés, où chaque zéro a des « droits égaux, » où c’est vertueux d’être zéro. M. Herbert Spencer, en tant que biologiste, est un décadent, il l’est aussi en tant que moraliste (il voit dans la victoire de l’altruisme quelque chose de désirable ! ! ! ). »« Le maintien de l’État militaire, conclut Nietzsche, est le dernier moyen, soit pour conserver les grandes traditions, soit pour développer le type supérieur de l’homme, le type fort. Et toutes les conceptions qui éternisent l’inimitié et les distances sociales des États peuvent trouver là leur sanction, (par exemple, le nationalisme, le protectionnisme douanier »), toute la politique de Bismarck.

Au demeurant, Nietzsche lui-même n’en reste pas à son point de vue primitif de la puissance égoïste. Il retrouve la transition que Guyau avait déjà trouvée entre l’égoïsme et l’altruisme, à savoir la « surabondance de la vie ou de la puissance, » qui demande à déborder, à se dépenser, et, pour cela, dans les occasions les plus décisives, à se donner. Les sentimens de bonté, dit Nietzsche, de charité, de bienveillance, n’ont nullement été mis en honneur à cause de l’utilité qui en découle, mais « parce qu’ils font partie de l’état d’âme des âmes abondantes, qui peuvent abandonner de leur trop-plein et dont la valeur est la plénitude de vie. Qu’on observe des yeux les bienfaiteurs ! On y verra tout autre chose que l’abnégation, la haine du moi, le pascalisme[2]. » Nietzsche pose ainsi le même principe que Guyau : plénitude de vie. Mais, si Guyau rejetait le « pascalisme et la haine outrée du moi, il ne rejetait pas, comme Nietzsche, l’abnégation et l’oubli du moi en vue d’autrui. » Nietzsche, d’ailleurs, parle tour à tour le langage de la violence et celui de la douceur, tonne contre les « bons » et finit par plaider, sous d’autres noms, la cause de la bonté. Après avoir dressé son moi orgueilleux contre le « troupeau humain, contre toutes les

  1. Volonté de puissance, § 349, 357, 266.
  2. Id., ibid., § 347.