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l’individu, sans doute, n’est rien autre chose que son bien ; mais « son bien n’est rien autre chose que l’exercice de ses activités, puisque l’individu n’est lui-même que l’ensemble de ces activités. » « Le bien, dit M. Pradines, reste toujours la préférence de la nature… Le bien le plus haut est la préférence de la nature la plus éclairée. Cette préférence est toujours un mystère… » Elle est ainsi toujours personnelle. L’action étant bonne dès qu’elle est voulue avec réflexion, toute action peut être dans ce cas selon le caractère du sujet, et il n’y a point de bien que l’on puisse définir universellement en sa matière et imposer à toute volonté. Rien ne peut donc être commandé à tous ni pour toujours. Chaque homme se dirigera donc par des maximes particulières, s’il est sensé, s’il veut vivre sa vie, comme il est naturel et raisonnable[1]. » Il n’y a pas plus de « vérité morale » pour M. Pradines, qu’il n’y a de vérité scientifique. Les lois de la science n’ont qu’une valeur de commodité pratique ou, comme on dit de nos jours, pragmatique ; les lois morales sont des moyens d’agir dont la commodité et l’utilité ont été éprouvées à travers les siècles. Il existe ainsi une « morale publique, » une morale humaine à laquelle il est utile de se conformer. — Reste à savoir si l’individu s’y conformera quand son utilité propre sera en contradiction flagrante avec l’utilité sociale.

C’est aussi une morale individualiste de la vie que celle qui nous est présentée par M. Jules de Gaultier ; vie de lutte et de conquête dans un milieu qui devient de plus en plus hostile et exige des efforts de plus en plus intenses, variés, subtils. La moralité est une forme de cette volonté de puissance et de domination que Nietzsche place au cœur des êtres. La moralité n’est pas supérieure à la vie, elle lui est inférieure, comme n’étant qu’un de ses moyens d’adaptation à un milieu toujours résistant et ennemi. Héraclite avait raison de dire que la guerre est la mère et la reine de toutes choses. Si l’on supprimait l’ « opposition universelle, » si bien décrite par Gabriel Tarde, si on parvenait à l’harmonie et à l’équilibre, ce serait la mort. Ce n’est pas sans motif que les stoïciens plaçaient la vertu dans une tension perpétuelle de la volonté contre les obstacles, et Nietzsche lui-même est un disciple de Zénon, autant que d’Héraclite. Comme Nietzsche, M. Jules de Gaultier croit que

  1. Principes de toute philosophie de l’action, p. 274.