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tenus de nous livrer leurs impressions ou leurs jugemens sur les livres du jour. A cet égard, il a des dons aussi rares que précieux. D’abord, un style « direct et vibrant, » poétique même, et qui tranche heureusement sur les banalités scolastiques, les formules toutes faites, la grise rhétorique qui, des bancs du collège, a envahi tant de bureaux de rédaction. Il y a des comparaisons ou des images qui font mieux comprendre un talent que les définitions abstraites les plus ingénieuses : « Les bergers de la fable coupaient au bord d’un lac le roseau où ils taillaient leur, flûte ; on dirait que Vigny a coupé, lui, pour moduler ses mélodies plaintives, un roseau pensant, — comme celui dont parle Pascal, — et quoi d’étonnant si notre cœur défaille à écouter le soupir idéal que son souffle arrache à cet instrument de rêve ? » Il y a beaucoup de phrases de cette valeur dans les articles de M. Paul Bourget. Il a de plus, — et cela se sent à toutes les lignes, — une vaste et solide culture non seulement littéraire, mais historique, et philosophique, et scientifique même qui, à chaque instant, lui fournit ou lui suggère des rapprochemens curieux, des impressions, originales, et qui donne à ses moindres pages une plénitude, une largeur d’horizon, dont je ne sais pas beaucoup d’exemples. D’autre part, et surtout, nous n’avons pas seulement affaire en lui à un esprit qui sait, mais à un esprit qui pense. Il ne s’est pas contenté de lire Pascal et Kant, Spinoza et Spencer ; il a réfléchi pour son compte aux problèmes posés par Pascal et par Spencer ; il s’est fait une opinion personnelle sur les solutions que ces problèmes sont aujourd’hui susceptibles de recevoir. De là toutes les vues générales d’esthétique et de psychologie, de métaphysique et de morale qui sont répandues dans ses divers articles, vues qui, parfois même, — voyez dans les Études et Portraits les études intitulées Science et Poésie, Réflexions sur l’art du théâtre, — s’organisent d’elles-mêmes en ingénieuses théories, subtilement et fortement déduites, et d’où il serait assez facile de dégager toute une philosophie véritable. De là cette profondeur qu’atteint si rarement la critique purement littéraire, et qui, avant les études, de M. Bourget, caractérisait déjà celles de Taine. Dès 1880, M. Bourget apercevait avec une parfaite netteté les vraies limites de la science, et déjà il en dénonçait, — il prononçait le mot, — « la banqueroute : » « Je n’ignore pas, écrivait-il, que la science recèle un fond incurable de pessimisme, et qu’une