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la Tolstoï, — nous sommes en 1886, et c’est l’époque du Roman russe ; — solution comme en peut trouver, dans la méditation du mal qu’il vient de faire, un viveur mondain chez lequel l’abus du plaisir n’a pas aboli tout effort de pensée sérieuse et tout sentiment d’honneur. A quelle solution va s’arrêter, dans une situation morale analogue, je veux dire mis brusquement en face d’une de ces tragédies de la vie où il se trouve avoir joué son rôle, et dont l’horreur accule pour ainsi dire les témoins à l’obligation du pari suprême, un pur philosophe, un homme de pensée abstraite et lucide ? C’est tout le sujet et c’est là le passionnant intérêt du Disciple.

Le Disciple est une date dans l’histoire intellectuelle et morale de la France du dernier siècle. Je ne sais si les jeunes gens qui lisent ce livre aujourd’hui se doutent de ce qu’il a été pour nous qui avions vingt ans quand il vit le jour, et même pour quelques-uns d’entre nos aînés. Ils savent vaguement peut-être, ces jeunes gens, que le livre a soulevé une vive polémique entre M. France et Ferdinand Brunetière. Mais si on leur disait que, dans la vie intérieure de nombre d’entre nous, ce simple roman a eu une influence unique et décisive, ils s’étonneraient sans doute, souriraient peut-être, et ne comprendraient pas. Et, de fait, comment leur faire entendre avec des mots les impressions tantôt d’impatience et même de colère et tantôt de trouble profond avec lesquelles nous avons dévoré toutes les pages de ce livre, et les longues rêveries solitaires qui suivaient nos lectures, et les discussions passionnées orales ou écrites que nous engagions interminablement entre étudians à propos d’Adrien Sixte ou de Robert Greslou ? Plus tard, quand les Mémoires intimes et les Correspondances de notre génération commenceront à sourdre on reconnaîtra que peu d’ouvrages de cette nature ont eu, sur les esprits, sur les âmes et sur les consciences même, pareille action, ont déterminé pareil ébranlement[1]. Quelque succès qu’aient pu avoir les Essais de psychologie et les premiers romans de M. Bourget, c’est du Disciple que date la véritable prise de possession par l’écrivain de l’attention publique ; c’est à partir du Disciple qu’il a été franchement adopté par toute une partie de la jeunesse contemporaine. C’est cette soudaine et profonde action d’un livre sur les âmes qu’il faut essayer d’expliquer.

  1. Voyez déjà la très intéressante et suggestive Préface que M. de Wyzewa a mise en tête de l’édition du Disciple récemment publiée dans la collection Nelson