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trouve-t-on pas admirable ce sentiment des devoirs de l’autorité, qui fait que chaque fonctionnaire est tenu de réparer, sur sa cassette personnelle, les dommages qu’une meilleure surveillance eût pu empêcher ?

Notre marche reprend. Les multiples incidens de la première nuit auront servi de leçon : les tentes seront mieux plantées, les chevaux réunis à plusieurs par des entraves de fer cadenassées, la sentinelle militaire sera doublée par un de nos hommes sur la face opposée, et un service de ronde sera fait régulièrement par nous. Tout le monde a compris qu’ici toute faute se paie.

La marche est charmante. Il n’est point nécessaire de suivre la piste : le sol gazonné est partout facile et, si nous ne craignions de fatiguer nos chevaux qui vont supporter tant d’épreuves, quelles belles parties de galop nous ferions ! Souvent nous faisons lever des lièvres et des faisans, qui viennent agréablement varier notre ordinaire de riz, de lard et de jambon.

Seuls ceux qui ont pratiqué le désert savent ce que cette solitude cache de vie. L’homme disparu, la nature apparaît avec une personnalité singulière : le moindre accident du sol prend de l’importance. Tel repli de terrain est bon pour camper, car il met à l’abri du vent ; ici l’eau est mauvaise, elle vient de tourbières ; là on trouve du bois ; cette vallée est celle par laquelle arrivent les coupeurs de routes, et c’est sur ce rocher qu’il faut monter, si on veut découvrir de loin leurs embuscades ; en cas d’attaque, voici la fondrière derrière laquelle on s’abrite contre la charge ; si tel pic a mis son bonnet de nuages, la neige va tomber ; mais si elle a disparu de tel vallon, c’est que l’hiver est décidément fini. Ainsi tout vit, tout parle, tout joue un rôle, et l’homme, quittant ses façons de maître, interroge avec respect et se conforme aux conditions qui lui sont posées.

Cette transposition apparaît tout de suite. En Chine, c’est lui qui compte seul : en dehors des villages qu’il habite et des champs qu’il cultive, aucun lieu ne possède de nom ; à peine si les grands fleuves et les massifs importans ont des désignations vagues et changeantes. Au Tibet, au contraire, la moindre motte de terre a son état civil, et quand chaque jour nous discutons avec nos guides l’étape du lendemain pour savoir où il vaudra mieux faire la halte de midi et dresser le camp, on croirait vrai-