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déclarée, mais ils ne se gênent nullement pour venir chez eux détrousser les étrangers qui s’y trouvent, ou pour traverser leur territoire, afin d’aller enlever les troupeaux d’une tribu plus lointaine.

Hélas ! l’accueil du Tibet ne se fait pas plus hospitalier à mesure que nous y pénétrons davantage : le froid redouble au contraire. La neige maintenant tombe presque sans discontinuer. Fouettée par un vent incessant que je ne sais quel sort hostile nous pousse toujours dans la figure, elle nous aveugle et nous brûle. En peu de jours notre épidémie, noirci comme par les rayons d’un soleil ardent, se détache et s’enlève par bandes, qui laissent paraître à leur place une peau nouvelle, encore tendre ; le contraste de ces raies roses et brunes qui zèbrent nos figures n’a rien de séduisant ; nos lèvres sont gercées et enflées : chacun de nous regarde ses compagnons avec horreur, et, sans même se risquer à consulter son miroir, se demande avec inquiétude s’il est aussi hideux. Oserons-nous jamais nous remontrer à des gens civilisés ?

Il faut que je l’avoue, nous sommes en partie victimes de notre insouciance. Tous ces maux ont été décrits par nos prédécesseurs ; mais nous n’avions pas cru qu’ils nous frapperaient si tôt, ni si soudainement. Il eût fallu, dès le premier jour, sinon imiter complètement les Tibétains et les Chinois de notre escorte, qui jamais plus ne se laveront, du moins nous oindre le visage d’un corps gras. Et pourquoi ne nous être pas souvenus de la joie du Père Huc, recevant d’un bienveillant lama une « paire de lunettes » formées de crins de yak ? nos Tibétains en ont, et ils nous font envie. De solides conserves d’automobiliste avec masque nous auraient épargné bien des souffrances.

Quant à nos Chinois et surtout à nos Annamites, on devine combien ce climat leur était agréable. Nous avions pris cependant pour eux toutes les précautions nécessaires, leur achetant des manteaux ouatés, des capotes de feutre imperméable, et des peaux de chiens à longs poils sur lesquelles ils couchaient. Mais, de tous, celui qui souffrait le plus, bien qu’il ne se plaignit point, était assurément le Père Dury. Nous ne nous étions pas préoccupés de lui, il faut le dire à notre honte, et comme c’était à la dernière minute que nous lui avions demandé de nous suivre, il n’avait pas eu le temps de se procurer des vêtemens fourrés. Même en mettant sur lui tout ce qu’il possédait