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dentaire, rivée au sol d’où il faut l’extraire par un labeur opiniâtre : une surprise, et les troupeaux d’autrui sont à vous. Qui ne serait tenté ? Aussi chacun ne pense-t-il qu’à attaquer et à se défendre, et toujours le pasteur est un voisin dangereux. Tibétains, Mongols, Turcs, Huns, Arabes, Touareg, partout ces tribus impuissantes n’attendent qu’un Attila, un Gengis-Khan ou un Mahomet pour conquérir le monde ; et n’oublions pas qu’au viiie siècle, deux fois nos Tibétains ont pénétré jusqu’à la capitale de la Chine, Si-Ngan-fou, et l’ont prise.

Mais cet amour des coups de main et des profitables exploits ne signifie point qu’ils soient querelleurs et insociables. Tout comme leurs émules africains les Touareg, avec lesquels ils ont tant de ressemblance, ils sont graves, réfléchis et courtois.

Partout nous étions hospitalièrement accueillis ; partout aussi nous répondions à l’offrande de thé et de crème par celle de quelque objet rare, couteau ou miroir[1].

Mais, surtout, nous savions gagner le cœur des femmes. Leurs bijoux préférés, ce sont les boutons d’uniforme dorés, et l’Angleterre a inauguré là une nouvelle forme de pénétration pacifique, en écoulant tous les vieux boutons de l’armée des Indes, si bien que, même en cette extrémité nord du Tibet, nous pouvions sans peine dénombrer ses forces : il nous suffisait de regarder les femmes : les numéros de tous les régimens hindous s’étalaient sur leur sein. Notre chauvinisme ne pouvait tolérer une si astucieuse prise de possession : et les futurs explorateurs verront dorénavant, à côté des anglais, des boutons d’uniforme français briller sur les robustes poitrines des dames tibétaines.

Ce séjour était bien utile pour remonter notre cavalerie et pour nous procurer des vivres.

Quels vivres ? demandera-t-on. Les Nomades n’ont absolument aucune culture ; ils n’ont pas de poules, — c’est le seul pays du monde que j’en sache dépourvu, — ni de cochons. Mais leurs troupeaux de moutons, de chèvres et de yaks leur fournissent de la viande, dont ils mangent assez souvent, du lait, de la crème, et surtout du beurre, dont ils font une consommation considérable, car c’est lui qui leur fournit la graisse dont la

  1. La fameuse Khata, ou écharpe de félicité, si nécessaire chez les Tibétains ordinaires, n’est pas employée ici : nous n’en retrouverons l’usage qu’à Lhabrang. Et personne ne nous tire la langue.