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CHEZ LES NOMADES DU TIBET.

mieux encore ! Aussi la caravane, changeant de route, va-t-elle exécuter précisément la même manœuvre que nous, et mettre le Petit Fleuve entre elle et les pirates.

Le gué vers lequel elle se dirige est à peine à six cents mètres du confluent. Le Petit Fleuve, engourdi par ses sinuosités à travers une plaine sans pente, n’a plus la force de pénétrer dans le Grand Fleuve Jaune, un peu plus rapide et qui le refoule ; aussi le limon en suspension dans ses eaux dormantes se dépose-t-il en plus grande abondance dans ce dernier parcours, et le lit est-il presque barré par les dépôts.

Le passage dure trois heures. Toutes les précautions d’ordre militaire sont prises pour parer à une attaque sur l’une ou l’autre rive. Les groupes passent successivement, attendant pour s’engager dans la rivière que leur prédécesseur ait occupé une position favorable sur la berge opposée.

Que le spectacle soit pittoresque au plus haut point, on le devine. Mais comment rendre l’effet que produit cette scène de vie intense au milieu de l’immensité immobile qui l’encadre ? Dans ce contraste se manifeste d’une façon saisissante le mystère latent qui fait le charme étrange du désert.

Où n’existent ni maisons, ni routes, ni champs, par quel prodige se trouvent rassemblés aujourd’hui tous ces hommes ? On saisit là que des forces secrètes actionnent les communautés minuscules qui semblent comme noyées dans l’espace et privées de vie sociale. Leur apparente inertie cache des combinaisons à longue échéance, tout un faisceau de dispositions, parfois séculaires, qui tout d’un coup produisent l’explosion par laquelle le silence et l’immobilité sont un instant rompus. Aujourd’hui, c’est le passage de cette caravane ; dans six mois, dans un an, il en viendra d’autres. En vue de cet événement, des alliances se nouent, des embûches se préparent ; chacun calcule ce qu’il pourra tirer de l’échange ou du coup de force, et les troupeaux se multiplient, et s’aiguisent les fers de lance.

Cette caravane, c’est le grand ressort du désert. Qui ne l’a pas rencontrée ignore le mécanisme caché et ne voit que la trompeuse surface.

Mais même ce mystère surpris ne suffit point à expliquer l’émotion, en quelque sorte sacrée, qui remue nos cœurs et ne s’effacera point de nos mémoires. C’est une vision des premiers âges de l’humanité que nous avons sous les yeux. Ces savanes,