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devint par la suite l’un des chefs de ce mouvement littéraire que les Allemands appellent Sturm wid Drang, ou encore la période des « génies » pour caractériser l’allure inspirée de ses champions. Ce Jacob Lenz fut un assez étrange original qui rappelle par certains traits notre Baudelaire ; entraîné par son déséquilibre nerveux à jouer sans scrupule de vulgaires comédies de passion, en outre jaloux du précoce renom de son camarade Gœthe et capable de toutes les indélicatesses pour satisfaire ses ambitions impérieuses, il imagina de remplacer le fugitif à Sesenheim après son départ et de feindre à son tour une ardente inclination pour Frédérique.

Il fut assez bien accueilli tout d’abord ; et qui ne l’était de la sorte chez l’excellent pasteur Brion ? Mais lorsque Gœthe revit son ancienne amie en 1779, elle lui raconta que Lenz l’avait sans cesse interrogée sur les incidens de leur amour et qu’il avait enfin éveillé les soupçons de ses hôtes par son insistance pour connaître et même pour emporter avec lui les lettres de son prédécesseur. Néanmoins, cette nouvelle aventure sentimentale se traîna plus longuement que la précédente à travers des vicissitudes diverses et se termina de façon plus dramatique. A la fin de l’année 1777, Lenz, en proie aux accès intermittens d’une véritable aliénation mentale, se rendit une dernière fois à Sesenheim, parodia sous les yeux de Frédérique la scène violente du roi Lear avec sa fille Cordélia et termina ses extravagances par une brutale comédie de suicide qui jeta la pauvre enfant dans la plus extrême frayeur. Elle tomba sans connaissance aux pieds de l’insensé qui s’enfuit alors et qu’elle ne revit plus.


II

Ce fut peu après ce tragique épisode, en 1779, que Gœthe, dès lors établi en maître à la cour de Weimar, traversa Strasbourg en compagnie du duc Charles-Auguste son ami, et, cette fois, voulut revoir le théâtre du champêtre roman de sa vingtième année. Il a raconté sa visite à son Egérie de cette époque, Charlotte de Stein, dans une lettre célèbre qui décrit l’épisode en ces termes : « Le soir du 25 (septembre 1779), je m’écartai un peu de la route du Rhin pour aller à Sesenheim, tandis que mes compagnons continuaient directement leur voyage. Je