Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouvai dans ce village une famille telle que je l’y avais laissée, voici huit ans, et je fus accueilli avec beaucoup d’affection et de cordialité. Comme je suis à présent aussi pur et aussi paisible que l’air, le voisinage de gens paisibles et bons m’est une impression très agréable. La seconde[1] fille de la maison m’avait autrefois aimé beaucoup mieux que je ne le méritais et davantage assurément que ne l’ont fait d’autres à qui j’ai prodigué tant de soins fidèles. Je dus cependant l’abandonner en un temps où ce départ lui coûta presque la vie. Elle ne revint pas sur ces événemens dans sa conversation et m’apprit seulement, de façon incidente, que sa santé n’était pas entièrement remise d’une maladie faite à cette époque. Elle se comporta pour le surplus de la façon la plus exquise et avec tant de chaleureuse amitié que j’en fus tout ragaillardi. Nous nous étions pourtant trouvés inopinément face à face sur le seuil au point d’avoir presque donné du nez l’un contre l’autre. Je dois vous dire encore qu’elle n’essaya nullement de réveiller, même par la plus légère allusion, un sentiment efface de mon âme. Elle me conduisit visiter chaque bouquet d’arbres et je dus m’y asseoir auprès d’elle et elle fut ainsi satisfaite. Nous avions le plus beau clair de lune. Je m’informai de tout et de tous. Un voisin qui avait jadis partagé nos amusemens fut averti de ma présence : il certifia qu’il avait encore demandé de mes nouvelles huit jours auparavant ! Le barbier dut venir aussi. Je trouvai de vieilles chansons que j’avais composées, un char à bancs que j’avais peint. Nous évoquâmes les farces de ce bon temps : en un mot, je sentis mon souvenir aussi vivant parmi ces bonnes gens que si je les avais quittés depuis six mois. Les parens furent affectueux : on déclara que j’avais plutôt rajeuni. Je passai la nuit sous leur toit et les quittai le matin au lever du soleil, en sorte que désormais je puis penser de nouveau avec satisfaction à ce petit coin du monde et vivre en paix dans ma mémoire avec le souvenir de ces réconciliés ! » Cette journée a fait la célébrité de Frédérique en écartant du regard de Gœthe le voile de remords qui enveloppait jusque-là, dans son souvenir, les acteurs de son idylle adolescente et l’eût sans doute empêché de la conter plus tard à la postérité attentive. Ajoutons que sa lettre, évidemment

  1. Frédérique était la troisième fille des Brion comme nous l’avons dit, mais Gœthe n’avait pas connu l’aînée déjà mariée et éloignée lors de son séjour en Alsace.