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détails toutefois, sur les développemens de son innocente passion. Ce sont des parties de plaisir en nombreuse compagnie, des excursions joyeuses dans les îles du Rhin, hantées de mouches tracassières, mais capables de fournir des fritures succulentes aux pêcheurs patiens de leurs berges. Frédérique embellit le moindre passe-temps de son attrait sans artifice, de sa sérénité prudente, de sa naïveté réfléchie, de sa spontanéité prévoyante, — toutes qualités à peine conciliables entre elles, remarque son amoureux qui les énumère avec complaisance, mais réunies néanmoins sans disparate et sans contrastes dans cette simple enfant de la Nature. Il paraît que l’allure de la course, qui lui était fort habituelle, prêtait à ses mouvemens la grâce la plus exquise. Goethe, la comparant au chevreuil qui semble créé pour bondir à travers les taillis, assure qu’elle exprimait sa personnalité tout entière dans sa svelte silhouette lorsqu’on la voyait s’élancer pour retrouver quelque objet oublié derrière elle ou pour remettre dans la bonne voie quelque couple écarté de la compagnie. Il lui prête de plus un séjour chez des parens de Strasbourg qui paraît de son invention.

Le livre XIe de Vérité et Poésie raconte ensuite sans y insister longuement la séparation des amoureux, séparation que l’auteur n’essaie nullement de justifier au surplus. Il y mentionne en passant cette singulière hallucination visuelle dont il fut affecté lorsqu’il s’éloigna pour la dernière fois de Sesenheim. Dans le sentier qui le conduisait vers Drusenheim, il crut voir, non point par les yeux du corps, dit-il, mais plutôt par ceux de l’esprit un personnage identique à lui-même, son propre « double » qui revenait à cheval vers la demeure des Brion, portant un costume tel qu’il ne s’en connaissait aucun de semblable, un habit d’un gris bleuâtre rehaussé de riches broderies Or ce fut en effet sous un habit de cette apparence qu’il franchit de nouveau, huit années plus tard, en 1779, le seuil des braves gens qu’il avait abandonnés sur son chemin glorieux. « On pensera ce que l’on voudra de pareilles visions, ajoute-t-il prudemment en cet endroit, mais l’image fantomatique me rendit du moins un peu de mon calme ébranlé par la cruelle séparation. »

Ses Mémoires parlent enfin d’une lettre d’adieux adressée par lui à Frédérique, lettre à laquelle la jeune fille riposta par des pages déchirantes, en sorte que le souvenir de l’abandonné le hanta pour longtemps encore. Il avait connu jusque-là, dit-il,