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contemporains et les dédains de la postérité ! Agamemnon, si oublié aujourd’hui, fut, en 1797, un triomphe ; le public, et, ce qui est plus rare, tous les confrères de Lemercier le proclamèrent un maître. La même remarque peut s’appliquer à Ducis, à Gabriel Legouvé, à beaucoup d’autres qui, avec du talent, connurent les joies des succès, les enivremens et les illusions de la célébrité. L’histoire littéraire a ses cimetières comme l’histoire politique.

Au lendemain de la première d’Agamemnon, on contait au foyer la lecture de Méléagre devant le Comité, l’étonnement des membres en voyant entrer un jeune homme, presque un enfant, infirme d’un pied et d’une main, accompagné de son précepteur. E. Legouvé a recueilli l’anecdote, et je vais la résumer. Louise Contat, Molé, Préville, s’imaginent que c’est un fils de grande maison ; le précepteur a fait la tragédie, l’élève en aura l’honneur ; rien de plus vraisemblable, l’auteur étant fort recommandé par la Cour. Il lit, l’ouvrage plaît, il est reçu à l’unanimité. « Je vais bien en avoir le cœur net, dit Mlle Contat tout bas à Molé ; et, s’adressant à l’auteur : « Monsieur, nous sommes tous charmés de ce que nous avons entendu. Pourtant, j’ai remarqué, au second acte, une scène où quelques changemens seraient nécessaires. — Lesquels, madame ? Voulez-vous m’expliquer ce que vous désirez ? » Mlle Contat les lui explique. « Vos critiques sont très justes, madame, répond l’enfant avec le même calme, et, dans deux ou trois jours, je vous rapporterai la scène corrigée. — Deux ou trois jours ! répond Mlle Contat. C’est trop long pour notre impatience et pour votre talent, monsieur. Une ou deux heures vous suffiront, j’en suis sûre !… Et si vous vouliez exécuter ces légers changemens tout de suite… — Tout de suite, reprend vivement le précepteur ; impossible ! M. Lemercier est fatigué de la lecture. — Moi, répond l’enfant, je ne suis pas fatigué du tout. Madame, vous aurez la scène dès ce soir. — Pourquoi ce soir ? reprit Mlle Contat. Pourquoi pas tout de suite ? Je meurs d’envie de voir cette scène refaite. Notre régisseur sera très heureux de vous prêter son cabinet. Vous y serez très tranquille, tout seul ; car nous gardons monsieur, ajouta-t-elle avec toutes sortes de grâces, en se tournant vers le précepteur… et dès que vous aurez fini… — Je ne demande pas mieux, madame, répondit l’enfant ; qu’on me conduise dans le cabinet du régisseur. » Une heure après, il revenait avec la scène refaite et améliorée.