Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Hélène. A vivre plus près l’un de l’autre, ils s’aperçoivent qu’ils s’aiment éperdument. Et, aussi attachés au devoir l’un que l’autre, il faudrait dire aussi saintement terrorisés par le devoir l’un que l’autre, ils s’aiment de cet amour (car il faut lui donner ce nom et non seulement c’est l’amour, mais de tous les amours c’est le plus fort) qui lutte désespérément contre le désir et qui a horreur du désir ; de cet amour, comme a dit Rod (qui n’a pas dû écrire cette ligne sans une profonde émotion intime) « qui est beaucoup plus fréquent dans la vie que dans la littérature ; » de cet amour enfin qui est fait de toutes les concordances de deux âmes et furieusement avivé de tous les obstacles que la vie et que la conscience elle-même mettent devant lui.

Et enfin le mari d’Hélène étant devenu impossible en Italie et même en Europe et ne pouvant obtenir qu’on lui épargne le bagne qu’en s’expatriant en Amérique et exigeant dans la lettre la plus grossière du monde, d’ailleurs, qu’Hélène l’y accompagne, d’un commun accord, avec des frémissemens de colère et des sursauts de révolte, Hélène et Daniel conviennent qu’il faut cependant qu’Hélène accompagne son mari. Un mot d’Hélène, un geste de Daniel et Hélène restait ; mais ni Hélène ne dit ce mot, ni Daniel ne fait ce geste ; ils sont d’accord dans l’amour et d’accord dans le devoir et d’accord dans cette conviction qu’au devoir il faut immoler l’amour.

C’est qu’ils sont catholiques, direz-vous. Oui, certes, et Fogazzaro n’a pas omis ce trait ; mais il l’a laissé dans l’ombre ; il a voulu que ce fût surtout parce qu’ils ont la passion de l’estime de soi et la passion de l’estime l’un de l’autre. Que voulez-vous ? Ils sentent que s’ils restaient ils ne s’estimeraient plus et que, s’ils ne s’estimaient plus, ils ne s’aimeraient plus. Et c’est donc leur amour encore, en son essence même, qu’ils serviront dans le naufrage, voulu par eux, de leur amour.

— C’est du Corneille !

— Mon Dieu, tout simplement ; avec une franchise de couleur moderne, qui permet de penser, qui force à penser que l’auteur, heureusement, n’a pas un instant songé à Corneille.

Note en marge : On accueille avec plaisir cette remarque qui s’impose que dans Daniel Cortis non seulement la femme est parfaitement l’égale de l’homme en tant qu’élévation morale ; mais que plutôt elle lui serait supérieure, puisque Hélène