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M. Henry Lapauze a été bien inspiré, en organisant, pour notre enseignement, cette exposition, où l’on peut voir plusieurs tableaux et un grand nombre d’ébauches et de dessins qui n’avaient jamais, jusqu’ici, paru au grand jour. M. Lapauze n’a rien dissimulé de son maître, et avec une belle intrépidité, il nous montre aussi bien les pastiches de Raphaël, comme le Vœu de Louis XIII, que la caricature du génie grec comme cette Thétis que son énorme drôlerie seule parvient à sauver de l’indifférence ou de l’ennui. Il les montre aussi bien que les admirables portraits de Mme de Senonnes, de Mme de Tournon, de Bartolini, de M. Molé, et que les dessins plus admirables encore, égalés seulement par ceux d’Holbein. En même temps, en un volume abondamment fourni de reproductions, il remet, sous nos yeux, les dessins ou études qui n’ont pu être exposés. L’œuvre d’Ingres entier, ou presque tout entier, est, là, reproduit, et, maintes fois, le trait de l’étude est confronté avec le trait définitif. On peut donc se faire une idée totale du maître.

On saisit là, sur le vif, deux choses : l’acuité de son œil et l’adresse de sa main, c’est-à-dire ce que son œil démêlait de la nature et comment sa main rendait ce que son œil avait démêlé. Par ailleurs, M. Ingres nous est bien connu. Les témoignages nombreux, immédiats et concordans qu’ont laissés de lui ses disciples, les Amaury Duval, les Flandrin, les Odier, les Janmot, confirment de tout point ce que son œuvre nous suggère. Nous voyons, dans ses enseignemens comme dans ses tableaux et sa vie, se produire deux phénomènes fort curieux. Le premier est une complète incapacité de jouir des belles couleurs, chez un homme au plus haut point sensible aux moindres modulations de la ligne. Le second est l’obstination d’un réaliste dénué d’imagination à imaginer des scènes irréelles, à laisser, là, ce qui le sauve et à poursuivre ce qui le perd.

Ces deux phénomènes ne sont pas uniques dans l’histoire de l’art : je ne crois pas, au moins dans l’art français, qu’il en soit un exemple plus saisissant que M. Ingres.


I

Sensible à la beauté des formes, nul ne l’a été plus que lui. Tous ses actes, toutes ses paroles, tous ses gestes semblent, tout le long de sa longue vie, s’enchaîner pour célébrer ce culte du