Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/430

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

près, l’ensemble des couleurs qu’il y a dans la nature, et qu’il appelle le ton local. Même, là où il atteint à la perfection, comme dans le portrait de Mme de Tournon et celui de Mme d’Haussonville, il l’atteint par la valeur du dessin, et l’on reconnaît que chez lui, du moins, il est bien vrai que le « dessin fait les trois quarts et demi » de ce qui constitue la peinture.

Dès lors et si l’on admet, au départ, l’incapacité visuelle de M. Ingres, son système n’a rien de forcé : c’est un bénéfice de nature. Son étroitesse n’a rien de vil : c’est de la logique. C’est sans effort, en suivant la pente [de son esprit et les. nécessités de son métier, qu’il en arrive à énoncer des aphorismes comme ceux-ci : « Il est sans exemple qu’un grand dessinateur n’ait pas eu le coloris qui convenait exactement aux caractères de son dessin… ; » et enfin : « Nous ne procédons pas matériellement comme les sculpteurs, mais nous devons faire de la peinture sculpturale. » Ce mot dit tout : c’est la négation même de l’art pictural, comme, d’ailleurs et par une erreur symétriquement superposable, l’école actuelle de sculpture à jeux d’ombres et de lumières et à enveloppes, est la négation de l’art sculptural. Mais tandis que les tendances actuelles de la sculpture naissent d’un désir de « renouveler » l’art, l’erreur de M. Ingres venait d’un attachement furieux, d’une fidélité aveugle à ce qu’il appelait « le Beau éternel. »

Qu’on regarde son Romulus vainqueur d’Acron, son Saint Symphorien, son Jupiter et Thétis : ce sont des statues mises bout à bout, ou les unes devant les autres, et coloriées d’un vague ton chair, le même pour tous les jeunes gens, le même pour tous les vieillards, d’après une recette qui ne lui avait pas coûté grand’peine. Qu’importe cette couleur, si la ligne est juste, si la forme est bien définie, bien visible, si les masses sont en équilibre et en harmonie ! L’important, c’est que les valeurs y soient, en des oppositions nettes, précises et qu’aucune couleur reflétée ne vienne brouiller. Il avait pris une telle horreur pour les ombres transparentes qu’il avait fait apporter, de l’Ecole des Beaux-Arts, son prix de Home avec l’intention de reprendre toutes ses parties d’ombre et de les empâter. Un de ses mots était : « Messieurs, mettez du blanc dans les ombres ! c’est-à-dire : bouchez-les ! »

Quant au paysage, qui n’est guère qu’une masse colorée et où les lignes sont mal définies, il n’existe pas : il n’existe