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que du jour où un Poussin le discipline : « Lui, le premier, lui seul, il a imprimé le style à la nature italienne. » La nature végétale et géologique est une chose trop embrouillée, trop peu linéaire pour être admirée en elle-même. Elle n’est bonne qu’à servir de cadre à des actions humaines, « car il n’y a que les peintres d’histoire qui soient capables de faire de beaux paysages. » Enfin, la pierre de touche de toute peinture, selon M. Ingres, c’est l’image d’où la peinture est absente : c’est la gravure. Là, on reconnaît vraiment si le tableau est bon ou mauvais. « Il faut que le peintre s’arme soigneusement avant de se soumettre à cette épreuve. S’il en sort victorieux, c’est que, sans nul doute, il méritait la victoire. » Le reste est peu de chose : ce n’est que la couleur !

Le phénomène noté au début de cette étude trouve, ici, son exemple le plus frappant. Jamais esprit d’artiste ne fut plus borné : jamais vision de nature si étroite. Dans la nature, M. Ingres ne voit que le corps humain, dans le corps humain que la forme, dans la forme que le dessin arrêté, délimitatif, et l’attitude fixée, jamais ce qu’il y a d’indécis, de mordu par l’ambiance et de changeant, — toujours l’ « être, » jamais le « devenir. » Il est douteux qu’il eût admis le dessin d’un Carrière, d’un Whistler, d’un Renouard. Il est certain qu’il n’admettait pas celui d’un Rubens, d’un Van Dyck, d’un Boucher, d’un Rembrandt, et il recommandait à ses élèves, lorsqu’ils traversaient les salles où étaient ces maîtres, de « se mettre des œillères comme aux chevaux. »

Quant aux modernes, ils étaient bons à tuer. « Je voudrais, disait-il, qu’on enlevât du Musée du Louvre ce tableau de la Méduse et ces deux grands Dragons, ses acolytes ; que l’on plaçât l’un dans quelque coin du ministère de la Marine, les deux autres au ministère de la Guerre, pour qu’ils ne corrompent plus le goût du public, qu’il faut accoutumer uniquement à ce qui est beau. » — Si l’on avait ôté des musées toutes les toiles qui le heurtaient, qu’il enjoignait à ses élèves de ne pas voir, on aurait dépeuplé le Louvre, vidé Amsterdam, réduit l’Académie de Venise à presque rien. Il aurait décapité toutes les Ecoles, sorte de Robespierre du dessin, pour faire régner la « Probité de l’Art. » Sa bonne foi étant entière, son honnêteté scrupuleuse, on ne peut en accuser que son œil.

Comment, avec si peu de dons pour la peinture, M. Ingres