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essentielles et parlantes qui dispensent des autres. C’est qu’il est difficile d’inventer une écriture nouvelle et que les autres acceptent. N’était-ce que cela ? se dit-on quand c’est fait ; mais avant que ce soit fait : C’est tout un monde !

Or ces petites merveilles qui ne furent jamais contestées, ces chefs-d’œuvre que Holbein seul surpasse et qui, sur plusieurs points, ne sont pas surpassés même par Holbein, M. Ingres les aimait peu. « Est-ce ici que demeure le dessinateur de portraits ? » demandait le domestique d’un de ses cliens envoyé dans sa maison, à Rome. — « Non, monsieur, » répondit M. Ingres raide sur le pas de sa porte, « celui qui demeure ici est un peintre. » C’est ce qu’il répondrait encore aujourd’hui à la postérité. Notre culte pour ses dessins lui paraîtrait une manière d’injure. Il ne voulut pas les laisser voir à son exposition rétrospective de 1855. Notre admiration pour ses portraits peints ; pour Mme Devauçay, pour Mlle de Tournon, pour Mme d’Haussonville, lui agréerait peut-être, mais ne le contenterait pas. Car il voulait qu’on l’honorât comme un peintre et un peintre de « haute histoire, » c’est-à-dire un compositeur, un évocateur, un poète. C’est cela qu’il voulut être, c’est à quoi il tenait. Pour que son ombre soit en paix, dirons-nous à la manière des épigrammes antiques, ce ne sont pas ses portraits qu’il faut que nous admirions, mais son Vœu de Louis XIII, son Napoléon en manteau impérial, son Jupiter et Thétis. Et non pas peu, ni avec réserves ; il nous l’a dit lui-même : « La louange pâle d’une belle chose est une offense. » Vainement, nous voudrions y échapper. Le terrible homme nous traîne devant ses Grecs, ses Romains, son Moyen âge aux défroques de 1830, et nous force à nous en expliquer.

Or, voici le second phénomène que nous avons signalé au début de cette étude, non pas unique dans l’histoire de l’art, — car nous savons que Van Dyck préférait à tous ses portraits ses médiocres compositions religieuses, — mais rarement reproduit avec cette intensité. Tant qu’il est soutenu par le modèle vivant, présent et immobile, M. Ingres ne bronche pas. Il est le premier dessinateur des temps modernes, un des plus véridiques de tous les temps. Son œil pénètre plus de vérités qu’aucun autre dans l’être humain ; sa main les exprime mieux que nulle autre main Tant qu’il ne vise que le vrai, tout ce qu’il fait a du style ; les yeux fixés au ras de terre, il s’élève sans y penser à une sorte de