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autre, qui s’était fait prêtre, « avait la passion de la poésie ; » la même faculté poétique se retrouvera chez son frère aîné, chez sa sœur, Mme de Farcy, surtout chez sa sœur Lucile : décidément, la nature s’essaie ; le grand écrivain, le grand poète est tout près de naître. Rude, violent, taciturne, infatué de sa race, chacun a présent à l’esprit l’admirable portrait que Chateaubriand a tracé de son père, vrai tempérament de corsaire ou de négrier, qui, à force de courage, de volonté persévérante et d’habileté, tour à tour marin, négociant, armateur, finit par relever la fortune de sa maison et réussit à racheter Combourg. « Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta, et un silence dont il ne sortait que par des emportemens. » Tristesse, ou plutôt hypocondrie, qui, à ce degré, est une maladie véritable, et dont, malheureusement, il légua le germe à plusieurs de ses enfans : ses quatre premiers nés, — signe caractéristique, — sont morts d’un épanchement de sang au cerveau ; sa fille Lucile est morte folle, et nul doute que ce qu’il y eut de morbide dans le caractère et dans le génie même de son illustre fils ne vînt en partie de là. « J’ai le spleen, a écrit ce dernier, tristesse physique, véritable maladie. » Notons cet aveu, dès maintenant, et méditons-le. La mère, en revanche, était vive et enjouée de nature, comme René quand il se portait bien, et dans l’intervalle de ses crises. Elle était très pieuse aussi. « Pour la piété, ma mère était un ange. » Nous retrouverons cette disposition chez Mme de Farcy et chez son glorieux cadet.

Tel paraît avoir été l’apport héréditaire des Chateaubriand, leur part de contribution au génie et à l’œuvre de celui qui devait rendre leur nom si célèbre. Nous tenons maintenant, semble-t-il, les principaux facteurs, à la fois physiques et moraux, qui, en se combinant d’une certaine manière, ont formé l’individualité de l’auteur d’Atala. E. -M. de Vogué l’a dit avec justesse et avec force : « il s’est fait durant huit siècles, » — durant plus longtemps peut-être encore. — Sur le petit être chétif et presque à demi mort qui, par une nuit d’horrible tempête, vint au monde le 4 septembre 1768 dans une sombre rue de Saint-Malo, le rêve triste d’une rude et forte race, l’orgueil batailleur, la passion et la foi d’une vieille lignée féodale avaient déjà mis leur empreinte. Sa volonté et la vie feront le reste.