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IV

Avant que celles-ci n’aient commencé leur œuvre, avant toute autre acquisition ou déformation ultérieure, quel était-il donc dans son fond, ce François-René de Chateaubriand auquel sa mère venait d’ « infliger la vie ? » Il était, ce semble, tout désir et toute tristesse, l’un redoublant et renforçant l’autre, et l’un étant d’ailleurs inséparable de l’autre[1]. Lui-même nous l’a dit avec une insistance bien significative[2] : « J’attrapai un Tibulle : quand j’arrivais aux vers enchanteurs de la première

  1. Sainte-Beuve distingue dans Chateaubriand trois élémens qu’il déclare mettre tous trois « sur la même ligne : » « la rêverie ou l’ennui ; » le désir « au sens épicurien, » et l’honneur ; et la plupart des critiques ont repris et développé le même thème, quelques-uns simplifiant encore, et donnant la prédominance à tel ou tel des divers élémens distingués par Sainte-Beuve. Pour M. Faguet (Dix-neuvième siècle, p. 7-12), le « fond permanent » est « une tristesse incurable, » avec l’orgueil pour « caractère particulier. » Pour E. -M. de Vogué, Chateaubriand est « une âme de désir, » — voyez dans la Revue son article du 15 mars 1892, — et c’est par le désir, mais au sens à la fois le plus large et le plus profond du mot, qu’il nous explique tout René. Pour M. Lanson (Hist. de la littér. française, 1re édit., p. 873), « l’orgueil est le fond de Chateaubriand, » — et le fond unique. — Pour ma part, je reprendrais volontiers les analyses de Sainte-Beuve, mais en les précisant un peu, et en essayant de graduer les élémens psychologiques qu’il a si finement démêlés. Au fond, tout au fond de Chateaubriand, il me semble bien trouver de la tristesse et du désir, — je prends ce dernier mot au sens d’E. -M. de Vogué, et je ne sépare pas les deux élémens, que je mets exactement sur la même ligne : bien entendu, cette double disposition est une donnée héréditaire ; elle n’est donc qu’en partie l’apport propre de Chateaubriand : mais qui démêlera jamais le point exact et précis où, en chacun de nous, notre personnalité commence, où elle devient nôtre véritablement, où elle se greffe pour ainsi dire comme quelque chose de nouveau et d’inédit sur le tronc commun ? Tout ce que je veux dire, c’est que la combinaison particulière qui s’est faite dans Chateaubriand de ces deux élémens originairement impersonnels, le désir et la tristesse, me parait être ce qui le différencie le plus de ses ancêtres ou des hommes de sa race, ce qui donc semble lui appartenir le plus en propre. Au contraire, je vois dans l’honneur ou dans l’orgueil, quelque chose de moins original, de moins profond aussi, de moins propre au seul Chateaubriand ; et c’est par ce trait que je le rattacherais le plus volontiers à toute sa lignée.
  2. Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand, Manuscrit de 1826. Paris, Lévy, 1874, in-16, p. 81-82 (c’est une version, non pas tout à fait primitive, mais antérieure de plus de vingt ans au texte courant, et très intéressante, des trois premiers livres des Mémoires d’Outre-Tombe). L’épithète « double, » si importante au point de vue psychologique, toute la phrase : « Une nature triste et tendre… » ne figurent pas dans le texte courant des Mémoires (cf. éd. Biré, t. I, p. 93). La plupart des citations qui vont suivre sont tirées du Manuscrit de 1826. Je ne sais pourquoi les historiens et biographes de Chateaubriand n’ont jamais utilisé ce texte, qui est presque toujours plus précis et plus développé que le texte ordinaire des Mémoires, et qui, comme on le verra, contient bien des traits et détails curieux et suggestifs.