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élégie : Quam juvat…, ce double sentiment de volupté et de mélancolie sembla me révéler ma propre nature. » Et une page plus loin : « Une nature triste et tendre comme la mienne… » — Oui, c’est bien là le fond primitif et permanent de René, ce qui fait qu’il est lui, et non pas un autre, ce qui le distinguera de tel autre membre de sa famille, de tel autre Breton son contemporain, et, — autant que notre pauvre langage humain peut nous permettre de toucher le fond d’une âme étrangère, autant qu’une formule abstraite est susceptible de saisir en chacun de nous la « monade » irréductible et incommunicable, — ce sera là, si l’on veut, sa a faculté maîtresse, » le double don qu’il apporte en naissant, que nul n’a eu à ce degré et dans ces proportions, et qui va renouveler l’imagination française.

Chateaubriand est né triste, et sa tristesse, il nous l’avoue, est « physique, » elle est congénitale, comme nous disons, elle est une « véritable maladie. » On a voulu, — quelques gens bien portans, — voir là une simple attitude littéraire. Que c’est mal le connaître ! N’attachons, j’y consens, que peu d’importance à la multiplicité des déclarations pessimistes qui parsèment toutes ses œuvres. Elles ont pourtant bien leur éloquence, et que de fois l’on y sent vibrer une sincérité, une profondeur d’accent qui ne peut tromper ! « Je n’assiste pas à un baptême, à un mariage, sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur : après le malheur de naître, je rien connais pas un plus grand que celui de donner le jour à un homme. » Schopenhauer n’a pas de formule plus saisissante. Ce jour-là, Chateaubriand a oublié qu’il se disait chrétien. Mais ouvrez la correspondance : à chaque instant, et à tout propos, souvent hors de tout propos, sous mille formes, et avec mille variantes, c’est la même incantation douloureuse qui revient : Je m’ennuie, je suis affreusement triste, je suis las de tout, las des hommes, las de moi-même, las de la vie surtout, j’aspire à n’être plus, je voudrais n’être pas né. Dans l’une des plus anciennes lettres que nous ayons de lui, — il avait vingt et un ans, — cette disposition perce déjà : « Mille affaires, mille sentimens pleins d’amertume m’assiègent. Ton penchant à la mélancolie m’est commun, et c’est dans cette idée que je me suis permis de te raconter mes peines… » Nous savons aussi par lui-même, — et il me semble que nous pouvons l’en croire sur parole, — que, plus jeune encore, vers seize ou dix-sept ans, dans une crise de