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commence celui de la liberté morale ? « J’ai peur d’avoir eu une âme de l’espèce de celle qu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée. » Ce mot des Mémoires ne me paraît pas une simple métaphore, et peut-être, pour juger équitablement Chateaubriand, faudrait-il en avoir approfondi le sens.

Dans cette âme orageuse et maladive, âme de désir et de tristesse, l’hérédité lointaine avait déposé un germe plus noble, et qui semble avoir levé presque en même temps que les autres penchans que nous venons de noter. « Avec le vague penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi le sentiment de l’honneur, principe exalté, qui élève un simple besoin à la dignité d’un sentiment, et qui maintient le cœur incorruptible au milieu de la corruption ; sorte de passion réparative que la nature a placée auprès d’une passion dévorante… » Qu’on l’appelle comme on voudra, orgueil ou honneur, ce fut cette disposition intime, ce fut, si j’ose dire, ce geste héréditaire qui, dans une nature manifestement prédisposée aux pires égaremens, prévint certaines fautes, empêcha certaines faiblesses, imposa certains renoncemens, commanda certaines vertus, et mit au total sur l’ensemble de cette vie un cachet de dignité, et même de grandeur, qu’on ne saurait nier sans injustice.

Il nous reste à voir comment ce métal brut, comment cet original alliage d’orgueil, de désir et de tristesse a été trempé, et forgé par l’éducation, par le milieu, en un mot, par la vie.


V

S’il y a des éducations qui contrarient la nature, ce n’est pas celle que reçut « M. le chevalier » de Chateaubriand. Destiné vaguement à la marine, ce dernier-né d’une famille de dix enfans grandit sans amour et sans surveillance entre un père bizarre et despotique et une mère à la fois pieuse, évaporée et distraite. A peine au monde, on le met en nourrice à Plancoët, où on le laisse trois ou quatre ans, chez une pauvre paysanne qui, le voyant si chétif, le consacre à la Vierge pour obtenir son retour à la vie. Revenu au toit paternel, on le livre aux domestiques, à la bonne Villeneuve, qu’il se prend à aimer « avec fureur, » « restant pâmé de douleur une journée entière, refusant toute nourriture, » un jour qu’on l’avait renvoyée, puis s’attachant avec passion à sa sœur Lucile, « la plus négligée